Un cadavre calciné
mercredi 7 décembre 2022, par
Il n’y avait pas de corps. C’était une croûte brûlée. Bras, jambes et tête avaient rétréci peut-être aux deux-tiers de leur volume. On aurait dit des moignons sur un homme de pain d’épice, telle fut ma seule pensée déplacée. Je voulais savoir ce qui restait de la chair humaine et me penchai sur le tas sans pouvoir sentir autre chose qu’une odeur forte et douce de viande rôtie. Elle évoquait l’odeur du bœuf au barbecue, mais un peu avarié. C’était une odeur douceâtre et je m’étonnai qu’elle ne m’écœure pas. Arthur Koestler, dans Le Testament espagnol, qualifie de très identifiable l’odeur des corps humains en feu, comme l’ont fait maints reporters et correspondants de guerre couvrant des conflits. L’horreur de cette odeur, cependant, doit venir de l’esprit. Je regardai le crâne – Skol, prosit, tchin tchin, salud, pensai-je - pour voir s’il avait éclaté, car un farceur m’avait dit que le sommet du crâne sautait sous l’effet de la chaleur ; mais il n’y avait aucune trace visible d’un éclatement et l’on reconnaissait de très loin la forme d’un visage.
Je gagnai le côté de l’amas et me penchai. Sans lever la tête, je lançai un coup d’œil pour voir si les policiers me surveillaient. Il me semblait que leurs yeux étaient soupçonneux, mais je voulais tout de même toucher les restes. Après ce qui me parut des heures d’hésitation, penché sur le corps, je pris ma décision et donnai un coup du pied. Le coup était trop fort et je m’immobilisai presque tout de suite. La chaussure était entrée dans la croûte, sous ce qui avait dû être la cage thoracique. Le bout du soulier avait glissé sur ce qui avait peut-être été un os, ou un fragment durci qui avait résisté à l’impact, pour pénétrer une zone plus molle à surface dure qui se désintégra sous la chaussure, comme du plâtre friable sur un mur. À l’intérieur, il y avait un tissu d’aspect rouge-jaune, d’abord tout à fait sec sur lequel se mit à suinter une matière huileuse, transparente. Il s’était agi d’un être humain.
Un État de peur, Nevicata, Bruxelles, 2022, pp. 69-70.