Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XXe siècle > Andrew Graham-Yooll > Un État de peur > Les gens préfèrent oublier

Les gens préfèrent oublier

mardi 6 décembre 2022, par Guillaume Villeneuve


Les gens préfèrent oublier. On ne peut s’attendre à ce qu’ils croient tous les récits des tragédies privées : croire devient insupportable. Le journaliste uruguayen, arrêté à Buenos Aires pour l’empêcher de signaler l’enlèvement de son fils par des officiers de son pays travaillant en lien avec les services argentins, fut suspendu par les poignets, en laissant vingt centimètres entre ses pieds et le sol. On fit passer de l’électricité dans son corps. Si ses poignets avaient glissé entre le fil de fer, il serait tombé, comme d’autres avant lui, sur un sol détrempé couvert de gros sel. On plongeait les gens la tête la première dans de grandes citernes d’eau jusqu’à ce que leur corps ne bouge plus. On en poussait d’autres depuis des hélicoptères dans le fleuve, les mains liées dans le dos avec du fil de fer.

Les menottes en fil de fer remplaçaient parfois les menottes règlementaires quand les prisonniers étaient extraits de prison ou du commissariat pour être transférés dans un lieu de détention secret ou pour être tués. Un survivant avait informé son père de sa panique quand on lui avait entouré les poignets de telles menottes. On les lui avait laissées si longtemps qu’elles avaient provoqué la paralysie d’un bras. Ils le renvoyèrent en prison. Quelques semaines plus tard, on l’abattit au cours d’une prétendue tentative d’évasion.

Dans un camp de détention secret à Córdoba, une fille des Montoneros fut torturée au bâton électrique et violée de manière répétée par un tortionnaire, un capitaine, qui la choisissait tous les jours pour ses outrages. Après des jours de cruauté, il la récompensait avec des caresses, l’emmenait dans son bureau et lui faisait doucement l’amour… Elle devint sa maîtresse et gagna ainsi la liberté.

D’autres femmes voyaient leurs habits pourrir sous l’aisselle, leurs robes tomber en lambeaux. Les hommes connaissaient l’humiliation de sentir leurs corps puants ; des gardiens hilares les arrosaient au jet d’eau – c’était leur seule toilette. Les femmes voyaient la peau tomber par plaques de leurs cuisses, de la peau morte par suite d’application fréquente d’électricité. Des adolescents, garçons et filles, mouraient à petit feu dans de minuscules compartiments, pas plus grands que de petits placards. « Un policier jetait de l’eau sous la porte de cellule d’un garçon pour qu’il la boive mêlée à ses excréments ; c’est tout ce qu’il avait à boire... » Pourquoi des êtres aussi jeunes se trouvaient-ils là ? On les avait exclus de leur école en découvrant qu’ils collaient des slogans révolutionnaires. D’autres s’étaient engagés dans la Jeunesse marxiste guévariste. Les services secrets jugeaient qu’une telle association ne présentait pas de danger à l’âge de dix-sept ans, mais qu’elle s’avèrerait subversive dans quatre ou cinq ans. Alors, ils « disparaissaient ».

Un État de peur, Nevicata, Bruxelles, 2022, pp. 199-200.


Mentions légales | Crédits