Guillaume Villeneuve, traducteur
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Les tortionnaires

mardi 6 décembre 2022, par Guillaume Villeneuve


Des voitures banalisées écumaient la capitale, en général des Fords Falcon, équipant normalement la police, mais préférées par tous pour leur fiabilité à vive allure et des frais d’entretien relativement modiques. Ces voitures étaient garées devant le palais du gouvernement, sans plaque minéralogique qui enlaidisse leur pare-chocs. Elles filaient à travers la ville sans respecter les feux ; tout le monde les redoutait, mais le seul à faire campagne contre leur présence fut le rédacteur du Buenos Aires Herald.

À l’intérieur, on voyait des hommes à lunettes teintées, en chemise débraillées, nantis de mitrailleuses, affublés d’une demi-douzaine de chaînettes autour du cou, force Saints-Christophes, crucifix et Vierges Maries. Il leur arrivait de rentrer chez eux dans le même train que moi, ou par autobus vers les îles, tard dans la nuit ; ils apparaissaient dans les bars voisins du journal ; ou dans les restaurants du Bajo. Buenos Aires compte neuf millions d’habitants, mais comme toutes les grandes métropoles, pour certains c’est un village. Ils lisaient des publicités pour des menottes dans les journaux du soir ; ils percevaient une rémunération des constructeurs des fourgonnettes blindées pour tester leurs pare-brises anti-balles. Qu’on tente de les reconnaître et leur réaction était toujours la même ; un coup d’œil par-dessus les lunettes, un clin d’œil, un non de la tête pour faire comprendre qu’un salut était impossible parce que les reconnaissances n’existaient pas, pas plus que les simples connaissances.

Qui étaient ces hommes ? Comment se réveillaient-ils ? Avec qui ? Aimaient-ils ? Comment ? Il n’était pas nécessaire qu’il y eût la moindre logique autour d’eux ; il était inutile de les expliquer ; mais il serait intéressant de connaître, simplement, l’histoire complète de vingt-quatre heures de leurs vies.

Le dernier quart de la troisième bouteille de vin finit dans la casserole du tuco. Diego décida de mettre les tallarines sur le feu et de faire souper ses enfants.

On considérait les kidnappés à la fois comme des prisonniers et des otages pour obtenir une rançon. Les enlèvements échappaient aux affiliations politiques, dans la vengeance ou les représailles. Les gangs s’alliaient avec les forces armées pour attaquer ceux qu’on soupçonnait de sympathie pour les guérilleros ou d’être leurs idéologues connus.

En deux heures, les femmes perdaient leurs hommes et leurs enfants ; des couples d’âge mûr perdaient leurs trois fils ; un enfant se retrouvait seul ; un homme vieillissait en une nuit, ses yeux s’exorbitaient, ses joues s’avachissaient, ses cheveux se faisaient gris poussière et cassants, tandis que ceux dont il s’était occupé toute sa vie, pour lesquels il avait travaillé, lui étaient arrachés aux petites heures d’un jour ordinaire. Des hommes, avec ou sans masques, hurlant ou muets, brutaux ou polis, destructeurs ou charmants, déferlaient sous un toit et emmenaient la victime recherchée, et peut-être une ou deux de plus, parce qu’elles se trouvaient là.

Des vies entières devenaient des rêves écrasés, détruits en quelques minutes par des cauchemars meurtriers et des personnages maléfiques sortis de la littérature fantastique la plus horrible.

À mesure que le nombre de victimes augmentait, les raids se firent plus violents. Les commettaient des hommes lourdement armés, parfois totalement drogués, recrutés parmi les esprits les plus vils des services pour leur dépravation.

Leurs chefs accusaient publiquement les guérilleros de s’attaquer à des cibles faciles chez les militaires, en cas d’assassinat d’officiers non-combattants. Mais lors de leurs représailles ils agissaient de même, en abattant des familles entières, sans défenses, à cause de leurs sympathies politiques manifestes et honnêtes, fussent-elles fourvoyées.

Il arrivait que nous apprenions l’histoire de la bouche même d’officiers encore sous l’emprise de la drogue, lorsqu’ils faisaient halte dans un bar pour prendre un café. Ou ils étaient seulement ivres et tâchaient d’oblitérer le souvenir de leurs actes. Leur cruauté obéissait à d’étranges rites. Ils se bouchaient les oreilles avec des bouchons de nageurs en caoutchouc, mettaient l’émetteur-récepteur à fond pour ne pas entendre les supplications des victimes sur le siège arrière – un homme qui implorait qu’on épargne son fils ; un fils réclamant la libération de ses frères, en s’accusant des crimes qu’il n’avait pas commis dans un ultime sursaut de courage, dernières impulsions d’auto-conservation de la conscience. La plupart du temps, on les matraquait jusqu’à l’inconscience et leurs têtes reposaient sur des chiffons pour que le sang ne souille pas la banquette. Puis on les jetait au bord de la route, et leurs corps tressautaient sous l’impact de douzaines de balles issues de plusieurs armes ; puis on lançait des grenades pour détruire les cadavres.

Un État de peur, Nevicata, Bruxelles, 2022, pp. 90-3.


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