In memoriam Hugh Thomas (Lord Thomas of Swynnerton)
Cher Hugh, entre tant de souvenirs, je nous revois longeant le square de Ladbroke, un jour d’été. Tu t’étais arrêté et te tournant vers moi, tu m’as dit, l’œil rieur, en français : « Tu sais que j’ai la clef ! ». Et ce square victorien, bien caché derrière ses grilles et ses haies vives, s’était mué en jardin enchanté par la vertu de ce sourire, cette joie enfantine dont tu avais le secret, gommant d’un coup la canne pliante qui t’était devenue nécessaire.
En perdant Hugh Thomas ce 7 mai 2017 – il était né à Windsor le 21 octobre 1931 – le monde n’a pas perdu qu’un « historien de génie » salué par le New York Times et par tous les journaux de langue anglaise et espagnole – sur les deux rives de l’Atlantique – mais aussi de langue allemande et italienne ; l’Angleterre n’a pas perdu que son plus grand connaisseur du monde hispanique ; l’Europe a sans doute perdu l’un de ses plus ardents défenseurs britanniques depuis les années cinquante (son europhilie ne lui avait-elle pas fait quitter les rangs conservateurs ?) ; les siens surtout, Vanessa, Inigo, Isambard et Isabella ont perdu le plus tendre des maris et des pères ; Hugh laisse des amis inconsolables.
L’histoire, pour lui, était celle des hommes, de leurs rêves, de leurs désirs et de leurs haines. Elle consistait à dire ce qui était, tout ce qui avait été, et rien que cela, comme les Houyhnhnms de Gulliver ; c’était l’histoire de Carlyle qu’il aimait beaucoup, celle de Ronald Syme, une histoire prosopographique, une histoire de vies, pétries de clartés et hideurs, pas une histoire d’entités abstraites et factices. Et, parce que c’était une histoire de héros, une histoire scrupuleusement, romantiquement exacte, dite avec style et clarté, elle dispensait une éthique.
Hugh, qui travailla presque jusqu’à son dernier souffle, dont l’ultime, énorme trilogie sur l’empire espagnol de Philippe II fut achevée en 2014 (World without End), parlait encore en historien dans son dernier discours à la Chambre des lords, le 21 février dernier. Dans un débat tout entier consacré à ce qui était pour lui une tragédie majeure, le Brexit, la négation du travail, du service de sa vie entière, il conclut la session en évoquant Edward Gibbon – qui pourrait bien sûr passer pour le plus grand historien anglais – parce qu’il était à ses yeux une incarnation de l’Europe et de l’esprit européen, en assénant ce message : « On a toujours tort d’être mesquin. »
Cette vocation d’historien, les jeunes Anglais de la bonne société y sont plus naturellement exposés, dans leurs magnifiques public-schools d’origine souvent médiévale, que les adolescents français dont si peu côtoient les ombres de l’Ancien Régime… À Sherborne, dans le Dorset, Hugh mit ses pas dans ceux des moines bénédictins de l’an mille ; Alan Turing, génie mathématique, l’y avait précédé et le futur John Le Carré était son condisciple. Le carillon des huit cloches de l’abbaye y est réputé le plus lourd du monde et toujours sonné à la main : on imagine comment il put nourrir ses songes, comme les vacances passées en Afrique sur la Côte de l’Or, dont son père était le proconsul et où, me disait-il, tous les jeunes officiers anglais étaient blonds, jouaient au cricket ou au polo, et semblaient tous être capitaines…
Il ne restait plus au futur historien de l’Espagne, de sa guerre civile, de son empire au Siècle d’or, de Cuba, de la Traite des Noirs, du Mexique, qu’à étudier à Cambridge, à Queens, collège des deux reines où Érasme enseigna le grec, où Hugh obtint un First ( l’équivalent peu ou prou d’une agrégation) et où il célébrerait ses Noces d’or avec Vanessa le 5 mai 2012, entre leurs chers enfants et cent invités. Le drapeau y sera en berne jusqu’à son enterrement.
Outre l’histoire, Hugh s’était investi à Cambridge dans les joutes de l’Union, cette société d’art rhétorique et de débats, pépinière de politiciens et d’avocats dans les deux antiques universités anglaises. Sans doute acquit-il là son goût de la politique qui lui ferait désirer être élu aux Communes – comme Trollope – et plus tard diriger un centre de réflexion politique au profit de Mme Thatcher qui proposerait son nom à la pairie en 1981. C’est sans doute dans ce sénat - la Chambre des lords - qui est aussi un cénacle et un club, plus qu’au magnifique Athenæum, au Beefsteack ou à The Other Club, que Hugh fut le plus assidu et qu’il servit de toutes ses forces, presque jusqu’à la fin, une idée de la politique, de son pays et de l’Europe. On est frappé de voir comment, dans presque toutes ses interventions, l’histoire, plus ou moins reculée, et son immense savoir lui servent à remettre en perspective le débat du jour. Il y dispensait vraiment la sagesse d’un sénateur de la République, d’avant les terreurs de la révolution romaine ou les lâchetés cupides de l’empire.
Il en goûtait tous les rites quasi byzantins, la masse énorme du Black Rod précédé d’un aboyeur, les vénérables banquettes de cuir rouge, la salle immense que traverse la reine les jours d’ouverture solennelle entre les fresques de Waterloo et Trafalgar, la salle des rois et des reines (dont Marguerite d’Anjou) où les lords seuls ont le droit de chuchoter, les salles à manger magnifiques où j’ai pu voir l’extraordinaire Lady Thatcher qui continuait d’exhaler un numen tangible, enfin le maillet brandi par le valet poudré qui donne les signaux des discours et du toast à la reine…
Hugh, on le devine, était le plus généreux des hôtes. Les journaux, ces jours-ci, se plaisent à évoquer un dîner aussi mystérieux que fameux où Vanessa et toi aviez réuni l’intelligentsia du moment (dont Stephen Spender) autour de la Dame de fer, pour tenter de briser la glace, dans votre belle maison de Ladbroke Grove, dans la salle à manger rouge pompéien, sur votre Lunéville ancien, mais c’est sans cesse que tu invitais, à Londres, à Paris, à Cambridge, à Madrid, à New York, à Mexico pour des agapes parfois de 50 ou 100 couverts ! C’est sans cesse que tu ouvrais ton prodigieux carnet d’adresses, et avant même qu’on te le demande. Tu considérais que « tout ce qui n’est pas donné est perdu » et ménageais toutes les rencontres, tous les rapprochements entre hommes de bonne volonté, des humbles aux Prix Nobel.
Et tu recevais, cher Hugh, ce qu’on ne donne à nul autre… Le 18 septembre 2006, ta Traite des Noirs fut lancée dans ses habits français au ministère de la Culture. En cette fin d’après-midi divine d’arrière-saison, sur la balustrade de ce palais-cardinal, avant d’être royal, où l’on marchait sur la cime des tilleuls entre Conseil constitutionnel (la Constitution alors n’était pas abolie par l’état d’urgence…) et Conseil d’État, on put vraiment croire que la France incarnait, en ton honneur, la pointe de la civilisation… Tu en étais persuadé et d’une fidélité entière à notre pays qui t’avait donné ta chère Vanessa, fille d’un des plus grands ambassadeurs d’Angleterre à Paris, lord Gladwyn. Comment oublier le dîner qui suivit à l’hôtel de Charost, justement – nous étions sept – conclu par ton discours simple et intense ? Dans un silence religieux, égrené par une discrète pendule - on se serait cru dans quelque château à la campagne - tu célébras le rôle qu’avait joué l’Angleterre pour abolir la Traite, justement dans cette maison, une fois l’ogre corse expédié à Ste-Hélène, ce qui était encore une manière délicate de saluer notre hôte, sir John Holmes.
C’est à Paris que tu avais amené ta chère mère pour déjeuner chez Lipp (tu gardais une faiblesse coupable pour cet endroit...) le jour de ses cent ans. C’est en français que tu m’écrivais le plus souvent, à la main et à la plume, de ton écriture de Grand d’Espagne (n’étais-tu pas Grand-croix de la reine Isabelle la Catholique, ayant comme tel rang d’Excellence en Espagne ?), le français des rois européens durant des siècles, avec leur tutoiement (mais c’était aussi celui des Espagnols et de ton cher ami, ton grand traducteur espagnol Victor Alba, que tu auras maintenant retrouvé) et c’est de la cravate française de Commandeur des Arts et Lettres, plutôt que de toute autre décoration anglaise ou étrangère, que tu es paré sur ta photo de la Chambre des lords.
Mais au-delà de cet art si noble du discours, au-delà des honneurs et des grandeurs d’établissement, j’aurais failli si je ne faisais comprendre qu’il y avait avant tout, à la base de ta politesse exquise, une immense bonté. Tu vivais en compagnie des rois et des reines, tu me téléphonais montant dans le TGV de Dijon pour aller songer à tes chers Bourguignons, à Marguerite d’York et Charles le Téméraire (le trisaïeul, mot qui t’était cher, de Charles Quint), mais tu me raccompagnais à la portière comme un grand seigneur un émissaire du roi ; tu laissais tomber sur l’heure toutes tes obligations en apprenant une visite impromptue pour la recevoir dignement en compagnie de l’Athéna d’or de l’Athenæum ; quels que soient tes soucis de santé, tu lançais toujours, au téléphone ou par écrit, un trait d’humour et de légèreté, moquant par exemple ton entorse au protocole et comment tu avais redemandé de l’excellent poisson à Buckingham Palace, chose impossible t’avait dit le maître d’hôtel ! Allais-tu être connu comme « l’homme qui a redemandé du poisson à la table de la reine » ?
J’aurais failli si je ne faisais comprendre que tu étais hanté par les poèmes de Rimbaud, Nerval et Baudelaire, par tel vers d’À une passante, tel autre d’El desdichado ; si je n’évoquais ton regard ébloui par le bougainvillée fleuri dans votre jardin d’hiver, pour ton anniversaire.
Le 6 septembre 2006, Vanessa et toi m’adressiez une carte de la Villa d’Este et de la Villa Gregoriana que vous étiez allés voir dès l’ouverture, sur mes instances, dans le calme et la solitude la plus lisztienne, pleines de leurs eaux de jouvence. Tu étais au fond, très cher Hugh, le plus romantique des historiens, un miracle en ce monde du troisième millénaire. Aussi seras-tu toujours lu et admiré.
Comment oublier que tu me téléphonas un jour – tu rédigeais ta trilogie – pour me consulter sur le nom le plus respectueux à donner à la Sainte Vierge, la Mère de Dieu ? Tu es mort dix ans jour pour jour après mon autre auteur très aimé, l’illustre Lesley Blanch : je ne doute pas que cette petite clef de jardin, celle de la sainteté de l’âme, t’ait ouvert le paradis.
Guillaume Villeneuve
Le 15 mai 2017.