Guillaume Villeneuve, traducteur
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In memoriam Lesley Blanch

samedi 26 mai 2007, par Guillaume Villeneuve


Lesley Blanch, auteur de livres admirables et déjà classiques, vient de mourir ce lundi 7 mai 2007. Celle qui affirmait “la vie est un présent, en a-t-on jamais assez ?” aurait eu 103 ans le 6 juin prochain. Caractère indomptable, elle devait garder jusqu’au bout son énergie intellectuelle, son souci de la précision, le goût de la beauté, qu’il s’agisse de la qualité d’un bouquet sur sa table de travail ou de la couleur d’un mur dans son intérieur mauresque, orné de moucharabieh, d’inscriptions arabes sacrées mais aussi d’icônes russes de la Mère de Dieu.

Après une naissance londonienne, le 6 juin 1904, sous le règne d’Édouard VII, son enfance fut bercée par un personnage mystérieux, le Voyageur mongol dont elle a laissé un portrait inoubliable dans Voyage au cœur de l’esprit ; il lui inspira l’amour de l’ailleurs, de la Russie immortelle, de la Sibérie. Il lui inspira l’amour tout court, avant beaucoup d’autres. Après des études aux Beaux-Arts de Londres (Slade school) elle s’illustra avant et pendant la guerre comme features editor de Vogue. En plein Blitz, elle rencontra un fameux Free French qu’elle devait épouser en 1945, Romain Gary, puis accompagner dans ses pérégrinations diplomatiques, notamment en Bulgarie, à New York et en Californie. Se pressaient à leur table - excellente car Lesley était un cordon-bleu qui écrivit d’ailleurs deux livres de cuisine - tous les heureux du monde, et aussi, parfois, les presque saints : c’est ainsi qu’on ose à peine imaginer les sommets de la conversation de tel dîner new-yorkais où se retrouvèrent Malraux, le père Teilhard de Chardin et Louis Massignon autour de Gary et Lesley… Redevenue indépendante en 1962, Lesley Blanch put donner toute sa mesure d’écrivain et de voyageuse, préférant, aux robes de Pierre Balmain qu’elle portait à ravir, des voiles de mousseline pour crapahuter à Samarcande ou dans l’Hindou-Kouch. Ainsi parut notamment, après son best-seller Vers les rives sauvages de l’amour - portraits de quatre femmes libres éprises de l’Orient, dont Isabelle Eberhardt qu’elle décrivit la première - sa biographie somptueuse, restée inégalée, de Chamyl, l’Avar dressé au Daghestan, il y a plus d’un siècle et demi, contre le Tsar de Toutes les Russies. C’est ce livre, Les Sabres du paradis, qui opère la jonction entre ses deux affinités électives, la Russie et le monde arabe, cette “fleur d’Arabie” célébrée par Eschyle au Caucase. Bien qu’anglaise, Lesley Blanch n’avait pas de mots assez durs pour la politique des puissances anglo-saxonnes au Moyen-Orient depuis la Première Guerre mondiale - aussi bien en avait-elle suivi tous les errements, de la Palestine à l’Iran - ni pour les opinions aujourd’hui galvaudées par l’ignorance sur le statut de la femme en Islam, fût-ce en Afghanistan. Comme ses héroïnes, lady Digby el-Mezrab ou la Rosie du Nine-Tiger Man, elle apaisait ailleurs une vision profondément romantique de la vie où l’âme devait saisir sa chance sous peine de rester inconsolée dans l’éternité.

Qui, parmi ses amis, aurait pu s’étonner qu’elle achève ses jours à Garavan, à la frontière, là-même où plus de soixante-dix ans auparavant, elle désignait depuis la mer la montagne au Voyageur en croyant voir la Crimée ? Orientale de cœur, elle était restée profondément insulaire par son amour des animaux, notamment de ses chats Norman et Mildred. Ce trait la rapprochait, avec la turcomanie et quelques autres, d’un de ses héros, le Français Pierre Loti, (l’auteur de La Mosquée verte, de L’Inde sans les Anglais...) auquel elle consacra une magnifique biographie en 1983, auquel son propre goût du décor intérieur devait beaucoup. Qui a connu sa maison au nom turc de Kuçuk Teppe (“Petite Colline”) ne peut que ressentir un choc en visitant la maison Pierre-Loti de Rochefort et s’attendre à la voir s’y matérialiser soudain, dans les poses d’odalisque qu’elle affectionnait, sur une soierie de Damas.

L’une de ses toutes dernières joies fut de recevoir le Journal d’un ami d’antan, à New York, Leo Lerman, de se rappeler son salon orné de peintures du Vésuve en feu et d’y revoir Truman Capote décidant de s’allonger sur “trois beautés assises sur un canapé”, dont Marlène Dietrich. Lesley Blanch était l’une de ces trois Grâces.

Au-delà des dernières épreuves, vous nous laissez, chère Lesley, le souvenir d’un courage et d’une liberté d’allure inouïs, d’un constant souci des êtres chers. Comment se passer de votre rire au téléphone, tard dans la nuit ?

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