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In memoriam Stuart Preston

mardi 30 juillet 2019, par Guillaume Villeneuve

Ce que ses amis ont dû à Stuart Preston est incalculable. Fidélité, humour et savoir encyclopédique. Je n’oublie pas ses nombreuses visites à Fontainebleau où je vivais, ce qu’il m’y apprit du Musée chinois de l’Impératrice, de l’église St-Augustin à Paris - plus que jamais il semblait sortir des Ambassadeurs d’Henry James -, ni nos innombrables visites, ni telle escapade à Miromesnil et Offranville où son bob, noué par une immense écharpe mauve dans ma décapotable blanche, déclencha un attroupement local, ni notre souvenir partagé du stylet de Milady dans Les Trois Mousquetaires - à des décennies de distance... Ou l’apparition surprise de René de Chambrun, en souris tirée à quatre épingles, dans le grand salon du Travellers où Stuart venait d’assimiler, pour les déplorer de sa belle voix sonore, les rapports des présidents Mitterrand et Laval avec les chanceliers Kohl et Hitler... Entre autres usages exquis, inimaginables dans une époque de familiarité et de désinvolture électronique, il avait celui de toujours faire suivre toute réunion d’une charmante carte postale, joliment écrite et rédigée, et ce bien qu’il fût de loin mon aîné. Écho du dandysme d’antan ?, il portait long l’ongle d’un auriculaire et une gourmette. Mais sa cravate était toujours en tricot de soie et ses souliers - bruns tirant sur le rouge, faits sur mesure - robustes et confortables.

Le voir retrouver Stephen Spender le 20 janvier 1993, cinquante ans presque jour pour jour après l’épisode décrit plus bas, à l’occasion de la parution française de l’Autobiographie, les voir deviser au British Council puis côte à côte sur le canapé du directeur, l’excellent David Ricks, avenue Franklin-Roosevelt, reste un de mes souvenirs les plus émouvants.

Guillaume Villeneuve, le 30 juillet 2019


Stuart Preston, mort à l’âge de 89 ans, homme de lettres, fut le critique d’art du New York Times de 1949 à 1965. Ce fut un personnage de premier plan dans l’intelligentsia anglaise.

Soldat, il reçut la Croix de Guerre [1] pour son rôle dans la libération de la France. Extrêmement beau, il était aussi savant qu’anglophile et francophile (il passa les trente dernières années de sa vie à Paris). Il avait débarqué à Londres en 1942 [2] pour travailler dans les renseignements à l’état major du général Eisenhower. Du jour au lendemain, il parut être en termes intimes avec l’aristocratie intellectuelle et les grandes hôtesses du moment, lady Cunard et lady Colefax.

On le surnommait simplement « le Sergent » (il avait refusé un brevet d’officier dans l’armée des États-Unis). Il serait plus tard la clef du lieutenant Padfield (« The Loot » [3]) dans la trilogie d’Evelyn Waugh The Sword of Honour. Maintes lettres et journaux de l’époque l’ont immortalisé car il fut proche de Harold Nicolson, Nancy Mitford, Harold Acton, Anthony Powell, Alan Pryce-Jones et Osbert Sitwell entre autres.

Stuart Duncan Preston était né à Hampton Bays sur Long Island, le 22 octobre 1915. Sa mère (née O’Brien) appartenait à une riche et influente famille d’origine irlandaise basée à Southampton [4], où il fut élevé ; son grand-père maternel, Morgan O’Brien, avait siégé à la Cour suprême. Dès l’enfance, Stuart s’était plongé dans Proust et son anglophilie fut enflammée par des conférences de Harold Nicolson à Yale à la fin des années trente. [5] Grâce à Nicolson, Preston rencontra Raymond Mortimer, James Lees-Milne et leur cercle en Angleterre en 1938.

Revenu au Royaume-Uni sous l’uniforme (comme sergent de 1ère classe) en 1943 [6], logé à North Audley Street, il passait l’essentiel de son temps dans les clubs et les demeures de la meilleure société, au sens mondain et littéraire du terme. Sa popularité résultait notamment de ce qu’il était l’exact contraire (à l’image du « Loot » de Waugh) du soldat américain type. Il adorait la littérature, était charmant, érudit, avait d’élégantes manières ; il goûtait les nuances de la société anglaise et y évoluait facilement – rares étaient les New-Yorkais qui eussent entendu parler d’Ettie lady Desborough, ex-Reine des Âmes [7], qui devint une de ses amies chères.

Lees-Milne a décrit « la passion [de Preston] pour les distinctions de classe, du moins les distinctions variées, intellectuelles et sociales, de la vie anglaise. Il est aussi sensible à nos traditions qu’Henry James. » Entre-temps, le jeune Américain aux allures de Gary Cooper était photographié par Cecil Beaton.

Son heure de gloire vint lorsqu’il fut hospitalisé pour une jaunisse en mars 1943 [8]. « Le Tout-Londres se rassemble autour du lit du Sergent, » écrit Lees-Milne. « Comme Louis XIV, il a ses levers. Au lieu de se retrouver chez Heywood Hill, l’intelligentsia et la bonne société se rassemblent dans la salle commune n°3 de l’hôpital St-Georges. À mon arrivée, Stephen Spender, l’air épuisé par ses veilles de pompier volontaire, était affalé au pied du lit. » Quand un visiteur se présenta en retard à une audience du roi Georges VI, celui-ci s’exclama : « Peu importe, je suppose que vous revenez d’une visite au Sergent à l’hôpital St-Georges ! »

Quand on lui demandait ce qu’il avait fait une fois dépêché en France avec la XVe armée en juin 1944, il répondait : « Oh, je me contentais de partir en éclaireur dans la ville suivante pour demander au maire où garer 20 jeeps. » En réalité, sa tâche consista à sauver les œuvres d’art et récupérer le butin allemand.

Après-guerre, Preston évolua à plusieurs niveaux dans la vie new-yorkaise. Dans les strates supérieures, ses amis les plus proches étaient William Lieberman, ancien conservateur de l’art moderne au Metropolitan Museum, et Joan Payson, fille de Gertrude Vanderbilt Whitney. Dans ses fonctions de critique d’art au New York Times, il se comportait en amateur de l’ancien temps, fort d’une culture de connaisseur, sans s’immerger dans les mondes nouveaux comme l’expressionnisme abstrait. Pourtant, Harold Acton, évoquant ses visites d’expositions d’art contemporain avec lui, a confié : « J’étais désarmé par son aimable tolérance, son empressement à trouver des qualités à ce qui n’était que du barbouillage à mes yeux. Rien d’étonnant à ce que les peintres l’aiment. » Son domaine de prédilection était les Impressionnistes et les post-impressionnistes ; il écrivit un ouvrage sur Vuillard en 1971. Mais son étoile avait pâli depuis la moitié des années soixante. Au début de la décennie suivante, il s’exila en France pour commencer ce qu’il appelait ironiquement son existence à la « Bonjour Tristesse ». Il écrivait parfois pour les revues d’art Burlington et Apollo et résidait dans un petit appartement de la rue St-Dominique débordant de livres [9].

Son amie intime Ethel de Croisset, née américaine et Woodward, l’introduisit dans la vie parisienne. Son beau-père avait été lié à Proust et l’une des clefs de Bloch dans À la Recherche du temps perdu, coïncidence que Preston aurait savourée. Il aimait raconter que Marie-Laure de Noailles (petite-fille d’un des modèles de la duchesse de Guermantes) le jugeait « trop bostonien pour moi ». Il était également proche du redoutable critique d’art Douglas Cooper et de son ami John Richardson, futur biographe de Picasso au château de Castille.

Preston avait été blessé par sa caricature sous les traits de « The Loot » en 1961 ; Nancy Mitford, qu’il connaissait depuis les années cinquante [10], vola à son secours. Elle écrivit à Waugh : « Tu es odieux avec ce brave vieux Sergent et j’ai bien peur qu’il ne soit vexé. C’est si méchant de le faire parler amerloque. » Waugh se contenta de répondre sur une carte postale : « Ne vois pas ce que tu veux dire par ‘Sergent ‘. »

Il avait encore sous-estimé les piques des gens de lettres anglais quand parut en 1975 le journal de son vieil ami Lees-Milne, parsemé de notations cinglantes, souvent méprisantes, sur Preston bien qu’ils fussent réconciliés au début des années 1990.

Ce que ses amis et admirateurs appréciaient peut-être le plus chez lui, outre sa bonne nature et sa grande fidélité, c’était ses immenses réserves de savoir, confiées d’une voix traînante et laconique.

Dans son vieil âge, nombreux furent les jeunes biographes et historiens qui le redécouvrirent et se lièrent à lui, dont Hugo Vickers, Michael Bloch, Richard Shone ou Philip Mansel, bien conscients que sa connaissance encyclopédique de la France et de l’Angleterre était sans prix. Il les emmenait souvent au Travellers sur les Champs-Élysées dont il déclarait être le membre le plus ancien après le duc de Mouchy. Il est mort le 9 février. Il n’était pas marié.

Nécrologie anonyme parue dans le Daily Telegraph du 1er mars 2005.

Notes

[1Des mains du général de Gaulle (NdT).

[2Le 29 décembre 1942, voir Lees-Milne, Ancestral Voices (NdT).

[3qu’on pourrait traduire par "l’oseille" ou "le pognon" (NdT).

[4Sur Long Island (NdT).

[5Stuart sortit diplômé de Yale en 1937 (NdT).

[6Voir note 2 supra (NdT).

[7Les "Souls" étaient les érudits et auteurs patriciens - dont Oscar Wilde, Edith Wharton et Vita Sackville-West - qu’elle réunissait dans ses deux demeures de Taplow Court et Panshanger (aujourd’hui détruite) (NdT).

[8Erreur de l’auteur : en février, - voir le journal de J. Lees-Milne, Ancestral Voices, dont la citation qui suit est datée du 20 février 1943 (NdT).

[9Sur cour, presque en face de la brasserie Thoumieux (NdT).

[10C’est bien sûr une erreur car Stuart, fréquentant Heywood Hill, connaissait Nancy Mitford depuis 1942 au moins (NdT).


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