Guillaume Villeneuve, traducteur
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Discours de réponse à lord Thomas

mardi 16 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Monsieur le Ministre,

Mon très honorable lord,

Excellences [1],

Mesdames, Messieurs,

Après ce magnifique discours,
devant un tel aréopage,
dois-je reprendre à mon compte l’exclamation du grand poète haïtien Jean Métellus, lui qui aurait toute sa place ici, aujourd’hui, et notamment parce qu’il ressemble tant à notre cher Alexandre Dumas :
“Ma présence ici est un scandale” ?

(À moins que nous n’entendions là soupirer les mânes de Jérôme, jadis parti dans les fourgons du général Leclerc tenter de reconquérir Haïti la révoltée, dans la plus grande expédition maritime jamais entreprise par Bonaparte - il est vrai que le seul rapport de Saint-Domingue permettait de renflouer les caisses de l’État - et l’on voit que tout nous ramène à la Traite, de l’église de Brou à ce salon dédié au plus jeune frère de Bonaparte... )

Mais peut-être le traducteur est-il tout à fait dans son rôle lorsqu’il rend grâce et hommage ; à tous ceux qui ont permis l’aboutissement d’un effort de huit années - Pierre Astier, Daniel Rondeau, évidemment, mais il ne veut pas qu’on le remercie..., et un autre Alexandre, Alexandre Varaut, qui pourrait nous éclairer sur les tribulations, inouïes, de ce projet.

Très cher Hugh Thomas, j’ai écrit dans mes remerciements que vous étiez “le plus noble des historiens”.
Il ne s’agissait pas, bien sûr, d’une allusion aux grandeurs d’établissement, même si je ne connais - pour ma part - nul autre historien qui soit pair d’aucun autre royaume ;
il ne s’agissait pas même de renvoyer à votre portrait si patricien, dû au pinceau d’un certain Hernan Cortez peignant, cela ne s’invente pas, le plus grand connaisseur au monde des conquistadores et de leur empire d’Amérique ;
il s’agissait plutôt d’une allusion aux vers du second auteur du Roman de la Rose, Jean de Meung,

“Noblesse vient de bon courage,
car gentillesse de lignage
n’est pas gentillesse qui vaille [2]

Noblesse de l’homme et de l’historien, dont le cœur le porte à s’intéresser à ce dont on ne parle pas ou trop peu et cela dure depuis longtemps ! - a-t-on oublié les trois petits mots du Michelet de la Révolution française sur “l’affranchissement des Noirs” [3] ? - le porte à s’intéresser à ce dont les conséquences dans nos sociétés sont à jamais si centrales, fort éloignées de l’écume des jours ;

noblesse qui dissuade, comme vous venez de le dire, de distribuer bons et mauvais points, mais qui ne consiste certainement pas à dédouaner les siens, sous prétexte que d’autres, ailleurs, en d’autres temps, auraient fait pire ou aussi mal...

Car l’historien juge, bien sûr, depuis Thucydide, mais s’il condamne, il doit condamner les siens. Grâce à vous, l’Angleterre vénérée - et peut-être mythique - du fair-play revient à la vie ; celle qui nous a donné les Runciman par opposition aux Grousset, celle qui sait voir la grandeur et la douleur d’autrui. L’Angleterre qui a donné au monde, de Gibbon à vous, cher Hugh Thomas, les meilleurs savants qui sont aussi des stylistes et des orateurs.

Si, entre maintes pages inoubliables, vous narrez l’ultime discours de Pitt, par lequel, au petit matin, après une prosopopée et quelques vers de Virgile [4], il arracha le vote ouvrant la voie de l’abolition, vous n’oubliez jamais, du début à la fin de ce chef d’œuvre les inaudibles, les invisibles, mais aussi les révoltés, que furent les millions d’esclaves.

L’historien peut-il avoir plus de cœur ?

À mon tour, j’espère avoir été fidèle à l‘admirable proverbe palestinien,
cher à votre Prince de Galles, Milord :

“les lèvres touchent l’oreille, mais le cœur parle au cœur.”

Et voici, grâce à vous rassemblés, tant de visages chers, en votre honneur : peut-on être plus noble que cela ?

Merci Milord !

Discours prononcé le 18 septembre 2006, dans le salon Jérôme du ministère de la Culture, à l’occasion de la parution de la Traite des Noirs de Hugh Thomas.

Notes

[1Les deux ambassadeurs des royaumes d’Angleterre et d’Espagne étaient venus saluer Lord Thomas.

[2Vers 18 619 -18 621

[3Histoire de la Révolution française, Paris, 1952, II, p. 775.

[4Nos primus equis Oriens afflavit anhelis ;/ Illic sera rubens accendit lumina Vesper (Georgiques, I, 250-1).


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