L’église de Brou ! L’église de Brou ! Tous les voyageurs de passage à Bourg-en-Bresse s’extasient. L’un des meilleurs poètes anglais, Matthew Arnold, l’a dépeinte. Les superbes tombeaux de Philibert le Beau, duc de Savoie, et de sa femme Marguerite d’Autriche, font vivre ce couple dans l’éternité. On y voit aussi le tombeau de la mère du duc. La Révolution a épargné – on s’en réjouit - ces monuments de la Renaissance. Mais jadis, avant 1791, s’y trouvait encore un autre tombeau : celui du gouverneur de la Bresse et l’un des favoris de Marguerite d’Autriche, Laurent de Gorrevod. Sa dépouille y gisait autrefois, entre celles de ses deux femmes et aujourd’hui même nous les voyons en prière sur le vitrail. La vaste demeure de Gorrevod se dresse toujours à Bourg-en-Bresse, rescapée du premier XVe siècle, avec sa curieuse architecture en pans de bois.
Marguerite combla Gorrevod de toutes sortes d’honneurs et fit de son frère l’évêque de la ville, le seul qu’il y eût jamais, je crois. Elle fit de Laurent son ambassadeur en Angleterre, le dépêcha en Espagne pour la représenter et y escorter son neveu Charles Quint lors de son premier voyage dans la péninsule en 1517. Gorrevod est une noble figure typique de la Renaissance et l’on ne peut douter, compte tenu de la présence autrefois de son tombeau dans la chapelle voisine du duc et de la duchesse, qu’il contribua au financement de l’église de Brou entre 1511 et 1529, date de sa mort.
Les annales de Bourg-en-Bresse nous apprennent que Gorrevod fit fortune en Espagne, ce qui est avéré. L’origine en est frappante. En août 1518, comme la cour d’Espagne se trouvait à Saragosse, le roi Charles, futur Charles Quint, lui octroya un contrat pour transporter 4000 esclaves africains de l’ancien monde dans l’Empire espagnol des Caraïbes. Jamais on n’avait accordé de droit sur un tel nombre d’esclaves jusqu’ici ; mais il devenait indispensable d’obvier aux embarras économiques résultant du déclin de la population indigène.
Gorrevod ne mit pas en œuvre lui-même le contrat qu’il revendit à d’autres, des Génois et des Espagnols à Séville ou ailleurs, comme on le verra dans ce livre ; pour lui, il regagna les Pays-Bas en 1519. Mais il était riche, à présent. Il fut le premier homme de goût, mais sûrement pas le dernier, à devoir sa fortune à la Traite transatlantique.
Hugh Thomas, La Traite des Noirs, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2006