Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le voyage

lundi 15 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


L’une des choses qui font le charme de notre ville, c’est qu’il n’y a rien à y faire. Je veux dire par là qu’il n’y a aucune "saison", aucun divertissement cérémonieux, pas de bridge, pas de sport, pas de golf. Le directeur de la banque a ce qu’il appelle un retriever et sort de temps en temps le dimanche, vêtu de velours brun, avec un fusil ; et de temps en temps on croise un paysan, penché comme le personnage de la lune, avec un fagot de ramée engluée par le gui sous un bras, et sur l’autre poignet une chouette liée par une ficelle grâce à laquelle il leurre d’autres oiseaux et clôt leur destinée. Il y a deux cinémas, l’un d’eux géré par la municipalité et l’autre censuré par l’Église, et un théâtre récemment édifié dans le château de la reine de Chypre, où l’on donne de temps en temps un spectacle à la mémoire d’Eleonora Duse, ou une pièce itinérante, ou même un bal. En voiture, on peut gagner les Dolomites ou le Lido, mais ce sont des plaisirs qui échappent à l’orbite de la ville. Les seuls divertissements réguliers qui nous appartiennent vraiment sont les arrivées et les départs des autocars pour Padoue et Trévise, auxquels nous pouvons assister chaque jour, confortablement assis sous la banne jaune du café de la place, avec un vermouth et des bitters.

Cette vacuité plaisante à l’horizon de nos divertissements donne son prix à la promenade, qui est toujours délicieuse sur nos collines, si petites, si gaies et si variées dans leurs contours, si humblement étalées au soleil avec les taches des arbres fruitiers et des cultures. Toute saison y est agréable, sauf quand l’été finissant amène des tempêtes sur les montagnes au nord et que nos collines, comme les plus modestes en ce monde, reçoivent le gros de l’averse quand elle tombe. Même en janvier, il y a des roses de Noël pour dégringoler à travers les fourrés dans les petits vallons rocheux ; et en février, quand commence l’année, un dais de perce-neige se forme autour de chaque ruisseau. Quand l’herbe est encore blanche comme de l’étoupe, le sol fendu s’ouvre aux fleurs : hépatiques, violettes bleues et blanches, pervenches ; puis aux primevères à grandes fleurs et la violette dent-de-chien aux feuilles glauques, et la buglosse et l’hellébore verte ; toutes, elles arrivent avec les folioles en oreille de souris des noisetiers bourgeonnant en taillis, avant que les bouffées d’éclosion d’avril ne s’échappent de toute part, comme de la fumée. Dans les profondeurs du printemps qui tire à sa fin, quand les pommiers ont cessé de fleurir, l’intérêt se porte vers la plaine ; le blé des champs rectangulaires mûrit comme des plumes de bronze vert ; et l’on regarde avec effroi toute giboulée, tout orage. Les paysans avaient coutume de s’assurer contre la grêle, mais cela aussi est sorti de l’usage avec la guerre, et aujourd’hui, leur seul secours, c’est le glas de la cloche de l’église, un sombre son d’avertissement quand s’abaissent les nuages lourds.

Les récoltes d’automne sont le maïs sur la plaine, les vignes sur les pentes douces et les marrons et les pommes à flanc de coteau ; et le pays luit sous elles comme un bouclier de l’âge du bronze, avec le détail de ses arbres, de ses labours, de ses routes bordées de peupliers et des cours d’eau en forme d’s, battu sur le cuivre et l’or.

L’automne et l’hiver sont les meilleurs moments pour se promener. Il y a un mordant de l’air qui rend les pieds légers, tandis que le soleil capricieux donne sa dernière chaleur. Quand celle-ci aussi s’en va, et que les cernes des feuilles mortes gisent, durcis par le gel en travers des ornières raidies de la route, on goûte un plaisir supplémentaire : car la terre, qui n’est plus désormais cachée dans sa douceur, répond avec un écho assourdi, une pulsation étouffée, à chaque pas ; de sorte qu’on peut, sur la route dure, battre la mesure de l’écorce terrestre, en s’émerveillant qu’une masse aussi énorme et ingouvernable que le monde se mette au diapason d’un pied humain.

Le plaisir du voyage est dans cette réponse de la terre entière, potentiellement, à nos pas ; c’est pourquoi tout beau voyage doit receler quelque dimension exploratoire, et si possible, un effort personnel. Nul besoin d’aller loin ; un jour gilpinesque suffit [1] : l’imagination seule est requise - et une conscience aiguë de la lisière de l’horizon derrière laquelle le monde est neuf. Et si l’on nous demandait lequel, de tous les spectacles de la nature, donne la plus durable jouissance, ne choisirions-nous pas l’horizon ?

Mon père avait cette théorie que, de même que l’enfant dans le ventre de sa mère passe à travers les différents degrés du monde animal, de même, dans ses jeunes années, il continue sa progression le long de la préhistoire : aussi est-il très nécessaire, disait-il, que les enfants voyagent, à l’âge où, résumant l’histoire, ils sont naturellement nomades.

Ma sœur et moi devons avoir passé par un nomadisme particulièrement long, car nous fûmes portées par un guide dans un panier pour franchir les Dolomites quand nous savions à peine marcher ; et empaquetées pour vaguer en Europe sans interruption pendant les années suivantes. Ma petite enfance est pleine de souvenirs de gares, arquées dans la pénombre, pleines de suie et de trains grondant, et de moi-même traînée par quelque main adulte, distraite et impitoyable - dans les jours qui précédèrent les wagons à couloir - pour trouver des toilettes, quelque part. Il y a toute une série d’images, vues minuscules comme par le petit bout du télescope, de trains serpentant dans les tunnels alpins, de sorte qu’une extrémité en émergeait avant que l’autre y eût disparu ; avec des taches de vieille neige contre la voie, et les paysages tout en bas, compliqués et rocheux - des cours d’eau, et des vaches, et des chalets - glissant dans une paisible éternité sans en avoir conscience, sous nos fenêtres rapides comme de bruyantes comètes.

Je ne me rappelle plus quand commença le vrai bonheur : mais ce fut très tôt. Je peux en reconnaître la saveur pure quand j’avais sept ou huit ans, à mon arrivée dans une petite gare écartée dans la fraîcheur du matin : c’était pour acheter du cristal du St-Gothard dans une foire : l’exquise révélation - une fontaine de lumière en moi - que le monde entier était neuf. Elle ne peut-être comparée qu’à l’extase de l’amour, et moins coûteuse et presque aussi précieuse en fin de compte. Et l’amour a ce défaut que le souvenir n’en suffit pas : car l’âme se rétracte si elle ne continue pas à aimer, tandis qu’avoir voyagé une fois - peu importe combien de temps auparavant pourvu qu’il s’agît d’un vrai voyage, non pas factice - suffit. Ce

serait un grave handicap pour son vieil âge
de n’avoir point connu le voyage dans sa jeunesse. [2]

Le secret, en fait, est de l’avoir derrière soi. Il ne s’agit pas, comme l’amour ou l’éducation, d’un processus : il en va comme de la vieille porcelaine ou du cristal, d’un objet de collection à acquérir et à chérir.

Dans l’une des plus charmantes histoires de R. L. Stevenson (Will o’ the Mill), l’essence du voyage est savamment instillée dans une vie qui ne change pas de cadre. Les ingrédients en sont là, l’imagination est sans cesse occupée au-delà de la limite du visible, mais tout est vu du haut d’une seule colline, et le héros ne cherche jamais à faire de l’intangible un fait. L’explication bien sûr en réside dans le cadre de l’histoire : une colline : une vue étendue est indispensable. On ne voyage pas sans un horizon.

Et c’est juste, si l’on y réfléchit bien, ce qui manque au voyageur factice. Il s’est construit un monde sans horizon. Ses chambres sont réservées à Paris, au Caire, à Melbourne, San Francisco, New York ; ses itinéraires sont programmés ; ses emplois du temps rigoureux ; il a effacé, à chaque pas de son organisation, la lisière bleue qui se trouve entre le monde connu et l’inconnu.

Pour le reste, la chose principale que le voyageur transporte avec lui, c’est lui-même. Les endroits qu’il visite sont du ressort de l’accident. Il est semblable au marin arabe d’aujourd’hui, ou au marchand de jadis, faisant route avec sa proue sculptée, ses planches dorées bien imbibées d’huile de poisson, calfatées de bitume et d’étoupe, avec la voile carrée sous la brise ou les rames lentes qui peinent, parmi les îles aux pieds d’azur dont l’attrait et les contes légendaires lui sont portés par la tradition et les mots changeants des hommes. Îles, muables dessins de la mer d’améthyste ou d’opale, elles flottent à bâbord ou à tribord, et gardent en réserve pour chacun, au sein de leurs baies, un accostage différent. Le marchand les visite pour décharger ses propres colis encordés sur le sable de leur plages, où la marée veille à ce que chaque homme laisse ses propres empreintes. C’est là qu’il déballera ce qu’il a transporté, objets travaillés et façonnés par les mains et le savoir de son peuple dans sa demeure éloignée, son enfance oubliée, les outils et la substance de son voyage : et selon leur qualité, il attirera hors de leurs cachettes, leurs ravins abrités et encaissés et leurs côtes boisées, les étrangers qu’il cherche. S’il a emporté des choses assez belles pour être offertes - dont la langue est universelle et la valeur évidente - il peut entraîner ses propres rêves hors de leurs habitations retirées, et obtenir quelque brève entrevue sur la plage, en passant, avec Circé ou Nausicaa, selon le cas.

Pas besoin de billets pour de telles errances ; et peut-être les plus beaux voyages furent-ils accomplis par ceux qui ne quittèrent jamais leur maison. Pourtant l’esprit veut être séduit, et vêtir ses pensers de quelques lambeaux de l’habit terrestre. Notre soif de voyage est peut-être reconnaissance de notre insuffisance, besoin d’un stimulus - endroits, gens et tout l’inattendu - d’un coup d’éperon pour que l’esprit voyage. Ces énormes saints dans les vieux et mauvais tableaux flottent à très petite distance de la terre ; un paysage s’étend à proximité en dessous, au cas où la lévitation cesserait ; et bien que, pour le prophète, l’univers entier s’aperçoive dans une aiguille, la plupart d’entre nous aiment que leur vision soit rehaussée par la nouveauté ou l’aventure pour se rappeler ce qu’ils voient. Le petit Benvenuto Cellini fut giflé par son père lorsqu’il aperçut une salamandre dans le feu, de manière à ce que sa sensibilité, aiguisée par la surprise, ne l’oubliât jamais.

Bien qu’il puisse être adventice du point de vue de l’imagination, le voyage est nécessaire pour comprendre les hommes. Ce n’est qu’après une longue expérience et avoir dévoilé ses marchandises sur bien des grèves où l’on ne parle pas sa langue que le marchand vient à connaître la valeur de ce qu’il porte, le provincial et l’universel de son choix. Des biens aussi délicats que la justice, l’amour et l’honneur, la courtoisie, et finalement tout ce qui importe, sont en usage partout ; mais on les moule et les manie différemment, et ils sont parfois méconnaissables sur une terre étrangère ; et l’art d’apprendre les valeurs fondamentales communes est peut-être le plus grand acquis d’un voyage aux yeux de qui souhaite vivre en harmonie avec ses frères.

Au-delà et par-dessus tout, il y a le goût pris à faire quelque chose sans aucun objectif utilitaire, dont l’épanouissement, autant que faire se peut, est du ressort du voyage comme de l’éducation. Il faut recueillir les beaux jours comme l’éclat du soleil dans le raisin, les fouler et les mettre en bouteille pour en faire du vin ; les garder pour que la vieillesse les déguste à son aise, au coin du feu. Si le voyageur a bien vendangé, il n’a plus besoin de se soucier d’errer encore ; les instants fauves rougeoient dans son verre à sa guise. Il peut toujours sentir le printemps sous son pas et le vent sur son visage, bien qu’il soit assis à l’abri ; à moins peut-être que la vue d’une longue route qui serpente, ou la chanson des fils télégraphiques ; les canards sauvages dans leurs roseaux, ou les sabots des chevaux qui résonnent à distance ; ou le cours d’eau écarté - que tous ne le persuadent de leurs voix multiples de tâter encore du voyage, juste une fois, avant que le monde, dans sa beauté, ne touche à sa fin.

Travel, essai tiré de Perseus in the wind, Londres, 1948, traduction (tous droits réservés) parue dans "Obsidiane", printemps 1986.

Notes

[1de John Gilpin, personnage comique dont la partie de campagne tourne court.

[2Shakespeare, Les deux gentilshommes de Vérone.


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