Guillaume Villeneuve, traducteur
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Ermites et lettrés

vendredi 5 février 2021, par Guillaume Villeneuve


Les racines de la tradition japonaise remontent aux lettrés chinois, qui étaient un mixte de confucianisme et de taoïsme. Du premier venait le côté sérieux, dont la base était une passion du savoir, exprimée par la première ligne des Analecta : « Étudier et de temps en temps mettre son savoir en pratique, n’est-ce pas une joie ? » On attendait de l’érudit confucéen qu’il étudie la sagesse du passé et acquière ce faisant une mystérieuse « vertu » qui influencerait tout autour de lui. La vertu rayonnait au-dehors et, selon les enseignements antiques, sa simple possession suffisait à transformer le monde. Telle était la logique sous-tendant le texte que j’avais découvert le jour où j’ouvris pour la première fois un ouvrage de philosophie chinoise au marché de Kanda : « Si vous voulez diriger l’État, pacifiez d’abord votre famille. Si vous voulez pacifier votre famille, disciplinez-vous d’abord. Si vous voulez vous discipliner, commencez par avoir le cœur juste. »

La première étape consistait à savoir comment rendre juste son cœur : la réponse adoptée en Chine était de pratiquer les arts. Outre une ample connaissance de la littérature, les lettrés étaient censés maîtriser les Trois Perfections – poésie, peinture et calligraphie. Avec le temps, cette maîtrise engloba tous les beaux-arts impliqués dans l’atelier de l’érudit : travail du bambou, céramique, travail du métal, taille de la pierre, papier, encre, pinceaux, pierres à encre et bien d’autres choses.

Le défaut du confucianisme, cependant, était sa grande insistance sur la vertu. Bien qu’on nous informe que « l’homme vertueux n’est jamais seul », une vie consacrée à la seule vertu ne paraît guère séduisante. C’est ici qu’intervient le taoïsme. Le taoïsme était un monde de sages sans entraves arpentant les collines. « Le sage possède ses errances, » dit le philosophe taoïste Tchouang-tseu ; « pour lui, le savoir vient par surcroît. » Les taoïstes voyaient la vie libre comme l’eau ou le vent – qui se souciait de la vertu ? Ils aimaient tant les montagnes, les cascades et la lune que le poète Li-Po se noya un soir lors d’une partie de canotage, quand il voulut saisir le reflet de la lune dans l’eau. C’était des ermites qui ne souhaitaient rien d’autre que s’abstraire de la poussière du monde pour jouir d’une « conversation pure » avec leurs amis.

Avec le temps, ces deux images opposées – l’érudit cultivé et l’amant de la nature d’esprit anarchiste – se fondirent en un seul idéal, celui des lettrés. Sous la dynastie Ming, la culture des lettrés, clairement identifiable, avait pris forme. Elle était centrée autour de l’inkyo, ou ermitage, où les lettrés étaient censés vivre en semi-retraite. Des règles précises régissaient l’ermitage. Selon le conseil d’un auteur de l’époque Ming, « il vaut mieux vivre dans un endroit reculé des montagnes. Sinon, dans la campagne rurale. Faute de mieux, en banlieue. Même si vous ne pouvez vivre parmi les falaises et les vallées, la chaumière du lettré doit avoir l’air éloignée du monde séculier. Des arbres antiques et des fleurs exotiques au jardin ; des œuvres d’art et des livres dans le bureau. Les occupants de cette maison ignoreront le passage des années et les invités oublieront de partir. »

Japon perdu, Nevicata, Bruxelles, 2020, pp. 280-2.


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