Guillaume Villeneuve, traducteur
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Tolstoï

vendredi 11 avril 2008, par Guillaume Villeneuve


Il m’arrivait d’être réveillée par la tempête, par les verges d’acier s’abattant sur Moscou ; ce n’était guère un temps à faire du tourisme, mais c’était, à mes yeux, le temps idéal pour se rendre dans la maison de Tolstoï à Khamovnicheski, le temps qui la rendait plus vivante, plus typique la bâtisse de bois campagnarde se trouvant dans une petite perulok ou ruelle écartée dans un quartier peu prisé du vieux Moscou. On eût dit que les ombres de tous ses habitants d’autrefois s’y concentraient, retenues à l’intérieur par la pluie et vaquant à leurs diverses occupations, ce qui permettrait peut-être de les surprendre. Dans la cour, la porte de l’écurie grinçait sur ses gonds et je m’attendais presque à voir apparaître le nez carré de Tarpan, le gris pommelé de Tolstoï. Le chenil était vide mais sans doute son occupant flairait-il le vaste jardin désordonné où Tolstoï et ses enfants patinaient en hiver.

L’averse faisait rage et les mares s’étendaient dans la cour ; je pénétrais comme une intruse dans le sombre vestibule étroit car les conservateurs avaient restauré soigneusement la maison, la rendant encore plus intime. Nul autre visiteur par ce temps. Les caoutchoucs et les manteaux étaient pendus à côté de la porte comme si on venait de les ôter ; à mi-chemin de l’escalier un gros ours naturalisé tenait un plateau de cartes de visite entre ses griffes. Je les retournais distraitement - le comte Untel, la princesse Ceci, un maréchal de la Noblesse, des peintres distingués, des écrivains, des musiciens... « Les Brillants » comme la famille appelait l’élite, par opposition aux « Sombres ou Obscurs », les paysans ou ouvriers anonymes et inconnus que Tolstoï encourageait. C’était une bande de gaillards difficiles, empestant la sueur dans leurs shoubas en peau d’agneau fétide ; ils laissaient des traces boueuses au lieu de cartes de visite et la comtesse comme les domestiques s’irritaient de ces invasions car ils passaient à toute heure s’entretenir avec le maître, naturellement sans donner de pourboire aux laquais qui s’efforçaient de préserver le style auquel tenait la maîtresse. Ces cartes jaunies reflétaient éloquemment son mode de vie, mais c’était l’un de ceux que son mari s’employait à saper avec zèle.

Il se levait au point du jour, comme pour souligner sa solidarité avec les travailleurs, réveillé par les sirènes des usines voisines où ils travaillaient sous une telle oppression. Puis il fendait du bois et allait chercher de l’eau pour la maisonnée (qui n’avait pas l’eau courante) se rendant souvent en traîneau jusqu’à la Moskova. Il se faisait son propre café d’orge, préparait du porridge parfumé aux champignons secs sur une lampe à pétrole et jouissait d’un sentiment indirect de réussite - lui l’auteur de Guerre et Paix ! - parce qu’il avait fabriqué ses propres bottes sous la houlette du cordonnier du cru. Tout en fuyant le luxe, il goûtait en réalité le plus raffiné de tous les luxes - la simplicité raffinée - mais il est vrai que la contradiction a toujours fait partie de la nature extraordinaire de ce géant.

Enfin, son ascétisme volontaire atteignait le point où, jouant Chopin (c’était un bon pianiste, passionnément épris de musique) il s’arrachait du clavier en s’écriant « Ah ! l’animal ! », livide sous le coup des émotions suscitées par la Quatrième Ballade.

Il arrivait qu’il ne puisse plus refouler sa sensualité et, bien qu’il eût renoncé à la viande et à l’alcool, il restait la proie de ses appétits - pour sa femme à laquelle sa vigueur avait imposé treize gestations - et pour les marinades. Près de son bureau sombre dont le mobilier de cuir râpé accentuait l’obscurité, je trouvai un petit escalier de cinq ou six degrés menant très commodément à un placard-débarras où étaient rangés d’énormes bocaux de conserves et de confitures, comme ils l’étaient jadis, en provenance de la propriété de Iasnaïa Poliana. Voilà que les conservateurs les avaient amoureusement remis en place, détail infiniment suggestif. On m’apprit que Tolstoï quittait souvent son bureau, couronné d’une rambarde de cuivre, celui où il écrivit La Sonate à Kreutzer, Résurrection et La Mort d’Ivan Illitch, pour aller pêcher une cuillerée irrésistible.

Devant les doubles fenêtres, la pluie continuait de cingler les vitres et je me représentais un jour semblable à celui-ci, couvert et plombé, cinquante ans plus tôt ; dans les chambres d’écolières des filles, l’une d’elles, Marie, dactylographiait les manuscrits (sa mère avait recopié sept fois Guerre et Paix à la main) ; les domestiques s’affairaient devant les cuisines extérieures et, dans cette chambre conjugale claustrophobique, pleine d’amour-haine, si désastreusement partagée, la comtesse était assise à sa table, faisait les comptes, d’innombrables édredons au crochet ou notait dans son journal combien elle redoutait une autre gestation, comment elle se battait pour les droits d’auteur de son mari auxquels il entendait lui renoncer. Elle allait s’adresser au tsar en personne pour qu’il lève l’interdiction frappant certains des textes les plus provocants de son Levovitch... Pauvre Sonia, pathétique, irritante, s’accrochant à son mari, le harcelant, se querellant avec lui, l’enrageant comme il l’enrageait, jusqu’à la folie.

La vieille maison de Moscou dit tout cela de manière très poignante. Ce sont des petites choses qui en révèlent de grandes. Les cartes de visite auxquelles elle attachait tant d’importance - les pots de marinade auxquels il ne pouvait résister... Je me représentais le géant en train de marcher sur la pointe des pieds, comme un garçonnet gourmand, avec ses bottes faites main qui couinaient tandis qu’il se déplaçait gauchement, penaud, d’un concombre salé à une cuillerée de confiture de cerise. Sublime et puéril Tolstoï ! Si aimant pour l’humanité, si souvent cruel avec sa femme. Toute la tragédie de leur vie commune se lit dans cette chambre avec ses deux oreillers, côte à côte. « Je dirai la vérité au sujet des femmes quand j’aurai un pied dans la tombe », dit-il à Gorki. « Je la dirai, sauterai dans mon cercueil, ramènerai le couvercle sur moi et lancerai : "Faites ce que vous voulez, à présent." » Et Gorki d’ajouter : « Le regard qu’il nous jeta était si sauvage, si terrifiant, qu’il nous cloua le bec. »

Extrait du Voyage au cœur de l’esprit, chapitre 17, Paris 2003 (épuisé).


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