Guillaume Villeneuve, traducteur
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La haine des "diables noirs"

mardi 4 septembre 2012, par Guillaume Villeneuve


Mais ce tour de force oratoire ne pouvait durer. Gertrude remuait sur son siège, ses doigts impatients tambourinaient. Irène, finalement ennuyée de cette redite de choses qu’elle n’avait que trop souvent lues dans les journaux, les magazines et les livres, reposa son verre et rassembla sac et mouchoir. Elle lissait les doigts fauves de ses gants avant de les enfiler quand elle entendit qu’on ouvrait la porte d’entrée :
- Quelle joie ! s’exclama Claire en bondissant, l’air soulagée : Jack arrive juste au bon moment. Tu ne peux pas partir maintenant, Reine chérie !

John Bellew entra dans la pièce. La première chose que remarqua Irène, ce fut que ce n’était pas l’homme qui accompagnait Claire sur le toit du Drayton. Le mari de Claire était assez grand, trapu d’aspect. Elle lui donnait entre trente-cinq et quarante ans. Il avait des cheveux ondulés, châtain foncé, une bouche molle, un peu féminine, posée sur un visage d’une teinte maladive, farineuse. Ses yeux gris acier, opaques, étaient très vifs, toujours mobiles sous leurs paupières épaisses et bleuâtres. Mais il n’exhalait rien d’anormal, conclut-elle, sinon une impression de force physique latente.
- Salut, Nég’, dit-il à sa femme en guise de salut.

Gertrude, qui avait légèrement sursauté, se renfonça sur le sofa en jetant un coup d’œil discret à Irène qui se mordait les lèvres en regardant les époux. On avait du mal à croire que Claire Kendry elle-même puisse permettre cette critique de sa race par une personne extérieure, même s’il s’agissait de son mari. Il savait donc que Claire était une négresse ? Sa conversation de l’autre jour avait laissé entendre à Irène qu’il l’ignorait. Mais quelle grossièreté, quelle insulte délibérée de s’adresser ainsi à elle en présence d’invités !

Dans les yeux de Claire présentant son mari, on pouvait lire un scintillement bizarre, peut-être un sarcasme. Irène n’aurait su le définir.

Une fois échangés les compliments d’usage, leur hôtesse s’enquit :
- Avez-vous entendu le surnom que m’a donné Jack ?
- Oui, répondit Gertrude, en se forçant à rire.

Irène ne disait mot. Son regard fixait bien en face le visage souriant de Claire.
Les yeux noirs se dérobèrent.
- Dis-leur, mon chéri, pourquoi tu m’appelles ainsi.

Le bonhomme gloussa en plissant les yeux - il ne manquait pas de charme, Irène devait le reconnaître.
- Eh bien, voilà vous comprenez. Quand nous nous sommes mariés, elle était blanche comme ... comme ... eh bien blanche comme un lys. Mais je soutiens qu’elle se fait de plus en plus noire. Je lui dis que si elle n’y prend garde, elle se réveillera un de ces jours pour se découvrir négresse.

Il éclata de rire. Le rire de clochettes de sa femme se joignit au sien. Gertrude, après s’être encore dandinée sur son siège, y ajouta son rire suraigü. Irène, qui avait gardé les lèvres étroitement serrées, s’écria “Excellent !” Elle riait sans pouvoir s’arrêter. Les larmes lui dévalaient les joues. Elle en avait mal aux côtes. La gorge lui brûlait. Elle rit sans pouvoir s’arrêter, longtemps après les autres. Jusqu’à ce que, apercevant l’expression de Claire, elle comprenne la nécessité d’apprécier plus discrètement cette blague incomparable, et celle de la prudence. Elle s’arrêta sur-le-champ.

Claire tendit son thé à son mari et lui posa la main sur le bras avec un petit geste affectueux.
- Seigneur Dieu, Jack ! dit-elle d’un ton aussi assuré qu’amusé, quelle différence cela ferait-il si, après toutes ces années, tu découvrais que j’ai un ou deux pour cent de sang noir ?

Bellew agita une main de répudiation, absolue, inflexible.
- Oh non, Nég’, pas de ça avec moi. Je sais que tu n’es pas une négresse, donc tout va bien. Tu peux noircir autant que tu veux en ce qui me concerne puisque je sais que tu n’es pas une négresse. Je tire un trait ici. Pas de nègres chez moi. Il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais.

Les lèvres d’Irène se mirent à trembler, presque sans qu’elle puisse les contrôler, mais elle réussit, au prix d’un effort désespéré, à contenir son envie désastreuse de rire encore. En choisissant soigneusement une cigarette dans la boîte laquée posée sur la table basse devant elle, elle lança un regard oblique à Claire et croisa des yeux étranges à l’expression si sombre, si profonde, si insondable, qu’elle eut un court instant le sentiment de fixer les yeux d’une créature entièrement inconnue et différente. Une vague impression de danger la frôla, comme le souffle d’une brume froide. Absurde, lui disait sa raison tandis qu’elle acceptait la flamme qu’avançait Bellew vers sa cigarette. Un autre coup d’œil à Claire la révéla en train de sourire. De même que Gertrude, toujours prête à se montrer obligeante.

Un témoin de passage, se dit Irène, y aurait vu un thé très sympathique, irradié de sourires, de blagues et de fous rires.
- Ainsi, vous n’aimez pas les nègres, M. Bellew ? dit-elle avec humour.

Mais l’amusement colorait ses pensées plus que ses mots.

John Bellew émit un rire bref de dénégation.
- Vous m’avez mal compris, Mme Redfield. Rien de tel chez moi. Ce n’est pas que je ne les aime pas, je les hais. Et Nég’ en fait autant, même si elle s’efforce de se transformer en l’un d’eux. Elle n’accepterait à aucun prix d’avoir une domestique noire. Non que je le lui demande. Ils me donnent la chair de poule. Répugnants diables noirs !

Ce n’était plus drôle. Bellew avait-il jamais connu des nègres ? s’enquit Irène. Son accent agressif fit à nouveau sursauter l’inquiète Gertrude et suscita un rapide regard alarmé de Claire, en dépit de son apparente sérénité.
- Non, Dieu merci ! Et je n’espère pas en connaître ! Mais je connais des gens qui en ont connu, mieux que leurs âmes noires. Et je lis ce qu’en disent les journaux. Toujours à voler et tuer les gens. Et, ajouta-t-il d’un air sombre, à faire bien pis.

On entendit, du côté de Gertrude, une sorte de curieux gargouillis contenu, un reniflement ou un gloussement. Irène ne savait trop. Suivit un bref silence pendant lequel elle craignit que sa maîtrise de soi ne cède face à la poussée croissante de sa colère et de son indignation. Elle avait un violent désir de hurler au type qui se trouvait à côté d’elle : “Et vous êtes assis au milieu de trois diables noirs, en train de boire du thé.”

Clair-obscur, Paris, 2010.


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