Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le retour du refoulé

mardi 4 septembre 2012, par Guillaume Villeneuve


Gertrude, songea Irène, donnait l’impression que son mari pouvait être un boucher. De sa joliesse d’adolescente, tellement admirée au lycée, ne restait aucune trace. Elle s’était étoffée, devenant presque grosse, et bien que son grand visage blanc fût sans rides, sa finesse même la vieillissait prématurément. Sa chevelure noire, coupée, avait perdu toutes ses boucles frisées si vivantes par suite d’un malheureux stratagème. Sa robe de crêpe georgette tarabiscotée était trop courte et révélait une longueur de jambes excessive, des jambes robustes en bas sordides d’une teinte rose-beige criarde. Ses mains replètes étaient trop récemment et pas très habilement manucurées - pour la circonstance, sans doute. Et elle ne fumait pas.
- Avant que tu n’arrives, déclara Claire (et Irène crut déceler une certaine tension sous le rauque de la voix) Gertrude me parlait de ses deux garçons. Des jumeaux. Tu imagines ! N’est-ce pas trop beau pour être vrai ?

Irène sentit la chaleur envahir ses joues. Étrange la manière dont Claire pouvait lire dans les pensées. Elle était un peu désarçonnée, mais n’en déclara pas moins avec beaucoup de nonchalance :
- C’est merveilleux. J’ai moi aussi deux garçons, Gertrude. Mais pas des jumeaux. On dirait que Claire est plutôt en retard, non ?

Mais Gertrude n’était pas certaine que Claire n’eût pas la meilleure part.
- Elle a une fille. Je voulais une fille. Fred aussi.
- N’est-ce pas un peu inhabituel ? La plupart des hommes veulent des fils. Par égoïsme, je suppose.
- Eh bien pas Fred.

On avait déposé le service à thé sur une table basse à côté de Claire. Elle lui accorda son attention, versa le liquide à la chaude couleur ambrée de l’aiguière de verre dans de somptueux gobelets élancés qu’elle tendit à ses invitées avant de leur proposer du citron ou du lait et de minuscules sandwiches ou gâteaux.

Munie de son propre verre, elle reprit :
- Non, je n’ai pas de garçon et ne crois pas en avoir un jour. J’en ai bien peur. J’ai failli mourir de terreur durant les neuf mois où j’attendais Margery à l’idée qu’elle ne soit foncée. Dieu merci, elle est sortie comme il fallait. Mais je ne reprendrai plus ce risque. Jamais ! La tension est vraiment trop... infernale.

Gertrude Martin hocha la tête, approuvant entièrement.

Cette fois, ce fut Irène qui resta muette.
- Tu n’as pas besoin de me le dire ! reprit Gertrude avec vigueur. Je sais parfaitement ce que c’est. Tu crois peut-être que je ne mourais pas de peur moi aussi. Fred prétendait que j’étais idiote, tout comme sa mère. Mais ils pensaient bien sûr que c’était une idée que je m’étais fourrée dans la tête et ils l’attribuaient à mon état. Ils ne savent pas comme nous que ça peut revenir en arrière et qu’un bébé peut sortir foncé quelles que soient les couleurs des parents.

Son front était trempé de sueur. Ses yeux étroits roulèrent d’abord dans la direction de Claire, puis dans celle d’Irène. Elle agitait ses grosses mains tout en parlant.
- Non, poursuivit-elle, plus rien pour moi non plus. Pas même une fille. C’est affreux, la manière dont ça saute les générations avant de resurgir. Enfin, mon homme est même allé jusqu’à dire que peut lui importait la couleur qu’aurait le bébé pourvu que je cesse de m’inquiéter à son sujet. Mais il est clair que personne ne veut un enfant noir.

Elle parlait avec énergie et tenait pour acquis que son auditoire était tout à fait d’accord avec elle.

Irène, dont la tête avait légèrement sursauté, déclara d’une voix dont l’équanimité l’emplit de fierté :
- L’un de mes fils est foncé.

Gertrude bondit comme si on lui avait tiré dessus. Ses yeux s’écarquillèrent. Elle ouvrit grand la bouche. Elle essaya de parler mais sans pouvoir rien proférer. Elle parvint enfin à bégayer :
- Oh ! et ton mari, est-il, heu, heu, est-il foncé aussi ?

Irène, bien qu’elle se débattît dans un flot de ressentiment, de colère et de mépris mêlés, restait capable de répondre aussi froidement que si elle n’avait pas eu le sentiment d’être absolument étrangère à la méprisable compagnie où elle se trouvait, à boire du thé glacé dans de hauts gobelets ambrés par cette chaude après-midi d’août. Son mari, les informa-t-elle tranquillement, ne pouvait pas vraiment “passer.”

Clair-obscur, Paris, 2010.


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