Que je fréquente tel Slave qui, sentant d’où venait le vent, ne tardait pas à proclamer qu’il avait été élevé à Tsarkoïe Tselo ou tels autres, originaires d’un milieu mieux connu et qui se gardaient de l’avancer, tous servaient à rehausser les couleurs du mirage. Je voyais alors les bouleaux se mêler aux clochers, les tempêtes de neige s’enrouler autour des izbas de bois et des palais de granit ; là, sous les ciels noirs d’un laque Palekh, de gigantesques samovars de cuivre fumaient comme des volcans, rapetissaient les villages environnants et leurs églises à dômes bleus pour créer une vue chamboulée évoquant un des premiers tableaux de Chagall à Vitebsk.
A la maison, je fuyais le présent et, transportée, écoutais tantôt des enregistrements d’un opéra de Dargomyjsky ou l’une des mélodies divines de Borodine, qui passent du mode mineur au majeur avant de revenir au mineur, de cette façon si propre à la musique russe ; dans ces circonstances, je ne souffrais aucune distraction. Émergeant de mes limbes, j’interrompais les doux discours de mes soupirants pour suivre mes propres perspectives où fantasmes, faits, géographie et musique se confondaient jusqu’à l’ivresse.
“N’aurais-tu pas désiré ardemment connaître Borodine ?” Sans attendre de réponse, je dissertais sur son lignage issu des antiques rois d’Imérétie ; sur sa vie moscovite fantasque, envahie par des cohortes d’étudiants à la recherche d’encouragements, de philanthropes sollicitant des fonds, d’amis et de parents venus de province, que le compositeur recueillait tous sous son aile ; tous, ils dévoraient son temps, dormaient n’importe où, sur les chaises et les sofas, demandaient des conseils et de l’aide, s’interposaient entre le compositeur et sa création, plus exigeants et aussi choyés que les innombrables chats adorés qui rôdaient partout et grimpaient sur les genoux du maître, les rares fois où il s’installait au piano.
Je voyais en esprit les ciels gris et les coupoles dorées, les toits tapissés de neige de Moscou, glissais un œil par les fenêtres doubles pour apercevoir la silhouette massive de Borodine ; l’aria bouleversante du prince Vladimir résonnait dans mon cœur. Ou était-ce le disque que je jouais en ce moment dans ma propre chambre ? Je me rendais à peine compte combien mes admirateurs s’impatientaient quand je quittais une fois de plus leurs bras pour la Russie.
Mais certains Slaves, qui goûtaient les doses extra-fortes de couleur locale que je leur fournissais, renforçaient encore mes anecdotes : tout allait dès lors à merveille et j’étais suspendue à leurs lèvres. Ils n’avaient qu’à me raconter leurs souvenirs de famille dans la province de Tver ou d’Ufa ou n’importe où dans cette sphère enchantée et j’étais perdue. À les écouter, dans cette langue qui peut sonner majestueuse ou terrestre, barbare ou tendre, jamais triviale, ils auraient pu réciter des catalogues de graines ou le tonnage des navires - j’étais amoureuse. Mais à mesure que les bougies pâlissaient, l’ombre du Voyageur grandissait une fois de plus et le soupirant, soudain déficient, était éconduit. Après tout, le Jeu de la Fuite se jouait mieux toute seule.
Ainsi, affublée du khalat matelassé qu’il m’avait envoyé de Boukhara, ses longues manches de soie arc-en-ciel trempant dans la kasha et la crème aigre, navrée que la bouteille de Graves de l’épicier du cru ne fût pas l’un des vins blancs caucasiens (même si Gautier les a qualifiés de “cacao épileptique”) je relisais Ammalat-Beg pour la vingtième fois ou, émergeant du romanesque caucasien, replongeais dans les Chroniques de Bagrovo, revenant avec enthousiasme à la vie russe patriarcale sur les domaines d’Ufa.
J’y aspirais de toute mon âme. Je me levais à l’aube, passais un sarafan rouge, préparais le samovar pour le thé du vieux propriétaire terrien qui était assis sur la véranda, à ruminer, et le soleil du matin s’élevait, doré sur la terre noire et fertile... Revenant à ma propre terre, à ma petite maison du XVIIIè siècle sur la rivière à Richmond, pour me verser un autre gobelet de thé et regarder les reflets de l’eau miroiter sur les lambris au passage des péniches, leur sillage de vaguelettes léchant les berges, j’approuvais Pierre Loti : n’a-t-il pas parlé du “bien-être égoïste du chez soi”, assis à la turque sur un divan de sa maisonnette d’Eyüb, au-dessus de la Corne d’Or (sa version à lui de la Charmille de galanterie) où il observait sans doute des reflets miroitants équivalents au passage des caïques sous ses fenêtres ? Loti s’était projeté dans l’ambiance turque de son choix avec une ardeur que je comprenais et imitais.
Mais Loti, jouant sa propre variation du Jeu de la Fuite il y a plus de soixante dix ans, était parvenu à s’entourer des trois ingrédients nécessaires à la bonne exécution de son rêve. D’abord, un retrait ou une interruption temporaire de la vie quotidienne ; ensuite, un serviteur dévoué ; enfin, la possession d’un être incarnant son obsession nationale. Aziyadé n’était qu’une petite esclave circassienne mais elle représentait pour lui la terre, le peuple et le mode de vie turcs qu’il eût aimé posséder.
Mon pays des limbes était moins réussi, car sans cesse émietté par le téléphone, par l’employé du gaz ou les exigences de la bonne. Et puis il y avait la nécessité de gagner sa vie. “Peut-on avoir votre texte dans la matinée ?” me téléphonait un rédacteur adjoint harassé et, à regret, je refermais Un Héros de notre temps de Lermontov - son temps étant pour moi le mien - pour dévider un millier de mots sur le petit-point à Eton, une visite de la Comédie-Française ou toute autre manifestation culturelle du moment.
Mais le compagnon passionné de mes rêveries - ce revenant, mi-Voyageur, mi-cavalier mongol des steppes - où était-il ? Si la Russe Marie Bashkirtseff voyait le romanesque en termes anglo-saxons et invoquait le Ciel pour jouir d’un noble anglais, j’aspirais à quelque image plus sauvage, à un être qu’aucune Divinité ayant toute sa raison n’aurait songé à octroyer. O Dieu, envoyez-moi Mamaï le Tartare ! priais-je. Accordez-moi un amant ouzbek ! Faites que je m’éveille à côté du Bien-Aimé dans sa yourte au Turkestan ![...]
Ainsi, succombant pleinement à ma passion, j’étais emportée par ce raz-de-marée irrationnel. Il faut ajouter qu’un préjugé à l’encontre d’un grand nombre de classiques français et allemands aiguisait mes inclinations. Haïssant tout ce qui était allemand avec une hostilité innée, aveugle, je n’appréciais que les romantiques comme Hoffmann et Tieck dans la mesure où le cadre de leurs récits échappait vite à l’Allemagne du XIXè siècle pour s’installer dans quelque royaume fantasmagorique ou horrible. Si les auteurs français étaient admirables, ils me restaient étrangers. Je trouvais Proust agité, Racine monumental ; on ne pouvait nier le génie de Flaubert et il était, je le savais, injuste de préférer Anna Karénine à Emma Bovary. Mais c’était un fait : la topographie une fois encore.
Les scènes de la vie provinciale française pâlissaient à côté des ciels immenses, des bois calmes évoqués par Tourgueniev, des cadres peuplés par ses hobereaux tristes, de leurs émotions bouillonnantes comme le grand samovar autour duquel se rassemblait toute la maisonnée. La famille Goloviev elle-même, si sordide et salace, impitoyablement décrite par Saltikov-Schredin, me paraissait plus fascinante, que j’imaginais dans sa maison de bois peinte, bien au chaud au milieu du long hiver campagnard, que toute autre établie dans une région plus familière. La clarté sur-raffinée des auteurs français m’éblouissait donc sans me subjuguer. Leur matérialisme, élégant ou brutal, m’accablait toujours d’une désolation particulière dont je ne pouvais me déprendre, fût-ce dans la compagnie brillante de Stendhal.
Il existait, je m’en rendais compte, une parenté marquée entre les écrivains russes et anglais : une affinité qu’on pouvait repérer dans leur veine humoristique et tragique. Le lecteur anglais peut apprécier Les âmes mortes, et le Russe chérir Alice au Pays des Merveilles : cependant, ni l’un ni l’autre de ces sauvages chefs d’œuvre ne se traduit bien ni n’est en général vraiment apprécié par les logiques Français. On retrouve tant d’ecclésiastiques de Trollope, transposés, dans les provinces de Leskov ! Le lyrisme de Tourgueniev, les profondeurs de Tolstoï - ainsi que son innocence, sa grandeur et sa simplicité - sont mieux perçues, je crois, par le lecteur anglais. De même, les langues russe et anglaise se traduisent plus justement mutuellement que l’une ou l’autre ne peuvent le faire en français. Dans ce dernier cas, en effet, on a l’impression que le mode mineur passe au majeur, que les basses deviennent des ténors. L’obsession française pour la forme, qu’elle s’exprime dans l’architecture, la cuisine, la structure sociale de la vie, engendre le formalisme et les structures ont tendance à virer au strict. C’est du moins mon impression.
C’est donc avec un sentiment d’aventure et de fuite mêlées que je plonge pour la vingtième fois dans les Chroniques de Bagrovo d’Aksakov. Frissonnante, car je crois voir un souffle de gelée surgir de la page, je lis : “Au milieu de l’hiver 1799, j’avais huit ans, nous voyageâmes jusqu’à Kazan. Le froid était terrible...”
Kazan ! La fabuleuse place-forte sur la Volga... Me voici dans le traîneau, emmitouflée dans les peaux d’ours, mes cils sont pris par le gel. Les plumes de neige volent autour de moi et la grande masse rembourrée du cocher vacille dangereusement tandis que nous fonçons en avant, sous un ciel livide.
Il règne un grand calme dans ma pièce ouverte sur le fleuve. “Douce Tamise ! cours lentement...” Les cygnes dérivent, portés par la marée verte. L’odeur humide de la berge gagne la fenêtre où la glycine s’enroule autour des petits balcons graciles de fer forgé tandis que mes chats et mes chiens adorés se vautrent ensemble au soleil. Mes pensées sont ailleurs, à Bagrovo dans les steppes Bashkir. Le temps des récoltes, les danses pour les fêtes des saints, les serfs ou les “âmes” en train de faire des conserves, d’embouteiller, de faucher, de filer... c’est le même tableau immémorial, toute la Russie, toute une fuite, tout mon cœur.
Voyage au cœur de l’esprit, extrait du chapitre 12.