Guillaume Villeneuve, traducteur
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La vie morale et intellectuelle en Angleterre et en France

lundi 13 avril 2009, par Guillaume Villeneuve


Presque dénué d’expérience de la vie anglaise, et dans la mesure où les rares personnes que je connaissais avaient à cœur la chose publique, d’une manière généreuse et désintéressée, j’ignorais la piètre moralité de ce qu’on appelle « le monde » en Angleterre ; de l’habitude non pas d’avouer, certes, mais de tenir pour acquis ce comportement dans toutes ses implications, résulte bien sûr celle de toujours s’appliquer à des objets bas et mesquins ; j’ignorais l’absence de sentiments élevés, qui se manifeste par une dépréciation sarcastique de toutes leurs démonstrations et le refus général (sauf parmi un tout petit nombre des plus stricts dévots) d’afficher le moindre principe supérieur d’action, excepté dans les circonstances établies où semblable profession fait partie du décor de la cérémonie, au même titre que les costumes et le protocole. Je n’étais pas alors en mesure de comprendre ni d’estimer la différence entre cette façon de vivre et celle d’un peuple comme les Français, dont les torts, s’ils sont tout aussi réels, sont du moins différents, dont les sentiments, qui méritent le qualificatif d’élevés en comparaison, constituent la monnaie courante des rapports humains, tant dans les livres que dans la vie privée ; et bien qu’en faire profession les dilue souvent, ils restent vivants dans l’ensemble de la nation grâce à un exercice constant, et sont stimulés par la compassion de sorte qu’ils jouent un rôle vivant et actif dans l’existence d’un grand nombre de gens, que tous les reconnaissent et les comprennent.[…] J’ignorais à quel point, chez les Anglais ordinaires, le manque d’inclination pour les sujets désintéressés, sauf parfois dans tel ou tel domaine isolé, et l’habitude de ne pas se parler, et même pas, ou presque, à eux-mêmes, des choses qui les émeuvent vraiment, provoquent une atrophie de leurs sentiments et de leurs facultés intellectuelles ou les infléchissent dans une direction unique et très limitée, en les condamnant, en tant qu’êtres spirituels, à une sorte d’existence négative.

John Stuart Mill, Autobiographie, Paris (1993), pp. 73-4


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