Guillaume Villeneuve, traducteur
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Une histoire caucasienne

dimanche 13 avril 2008, par Guillaume Villeneuve


Et puis c’était le Caucase, lui rappela le Voyageur. Tout y était plus excessif. Les Géorgiens étaient un peuple fougueux et les Russes le leur pardonnaient toujours. Je repense à une histoire qu’aimait raconter une autre vieille princesse. C’était encore une splendide ruine quand je l’ai connue. Elle portait le costume de velours traditionnel, le katiba, et la petite casquette plate, avec ses deux longues mèches de chaque côté du visage... mais elle conservait une telle expression... elle restait une vraie femme... En tout cas, j’aimais bien lui rendre visite. Un après-midi, nous étions installés sous la vigne de son domaine non loin de Tiflis : elle se faisait apporter le samovar et sa corbeille à ouvrage lors des soirées d’été et un jour elle se mit à parler de son mariage. Son mari avait été d’une jalousie féroce mais elle l’aimait.

- Je ne lui fus infidèle qu’une fois, me dit-elle, et seulement en esprit... mais cela revient au même, en fait... J’étais très jeune, alors. J’aperçus un membre d’une tribu des montagnes - l’un de ces êtres barbares qui continuaient de livrer des escarmouches à nos troupes. Quels ennuyeux personnages ! Ils refusaient purement et simplement de se soumettre ! Je vis cet homme qui chevauchait dans les bois. Son bashlyk était ramené sur sa tête, de sorte que je ne fis que l’apercevoir, mais je ne vis jamais un œil plus bleu...
- Un seul œil ?
- Je n’en vis qu’un car sa capuche couvrait l’autre. Mais cela me suffit. Il me regarda... un long regard... et je fus infidèle à mon mari - en esprit. Je ne pouvais oublier cet œil bleu. J’étais une petite sotte. J’en parlai à mon mari. Les yeux bleus sont rares parmi ces tribus. Mon seigneur et maître retrouva assez facilement sa trace. Une ou deux semaines plus tard il me rapportait sa tête. Une dague était fichée dans l’un des yeux. L’autre était grand ouvert et fixe... il me fixait !
- Voici ton œil bleu, dit-il.

- Un beau récit de jalousie caucasienne, commenta la tante Eudoxia.

Voyage au cœur de l’esprit, Paris, 2003, pp. 184-5.


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