Guillaume Villeneuve, traducteur
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L’Ukraine - bis repetita...

mercredi 28 février 2024, par Guillaume Villeneuve


Le Voyageur comptait de nombreux amis parmi ces hommes, ainsi que parmi le cercle plus éclectique des artistes et des musiciens russes. Il les avait connus dans les premiers temps de son exil, en Turquie, et n’avait jamais perdu le contact. À présent, picorant ensemble des assiettes de stchi, ils se rappelaient les temps anciens et refaisaient l’historique de batailles perdues.

- Écoute attentivement, m’admonestait-il en voyant mon attention vaciller ; écoute ces hommes : ils racontent l’histoire comme peu de gens consentiront à se la rappeler.

J’écoutais donc, voyais leurs visages se ranimer, écoutais leurs voix rendues plus graves par l’émotion. À la différence des voix occidentales qui tendent à devenir plus aigües sous la tension, les voix russes vont vers la basse, vers des profondeurs plus enfumées. Ils ne cessaient d’évoquer avec indignation les pressions passées sous silence, appliquées sur une Russie décimée par les Alliés, dans cette sinistre année 1919.

Tandis que trois armées russes blanches séparées combattaient les forces bolcheviques, il semblait que les Armées alliées eussent cyniquement préparé leurs coups individuels au nord et au sud pour obtenir l’ascendant sur un pays épuisé. À mesure que la guerre civile s’aggravait, ils l’avaient regardée à travers des lunettes dorées par la cupidité. Les Anglais, qui avaient combattu les Turcs en Perse, remontèrent vers le nord, atterrirent à Bakou et s’emparèrent des zones pétrolifères fabuleusement riches. On décréta Batoum ville « libre » sous un protectorat britannique qui contrôlait l’expédition de pétrole et de matières premières - vers l’Angleterre. Et qui eût pu les arrêter ? Le pays épouvanté, épuisé, semblait n’avoir plus les moyens de riposter. Les Français envoyèrent deux divisions occuper le port vital d’Odessa tandis que leurs navires de guerre patrouillaient en mer Noire. Les vautours se rassemblaient.

Les Italiens arrivèrent à Tiflis, « pour aider à la formation de l’État indépendant de Géorgie » selon l’altière formule de leur Commandement général qui n’avait certainement pas négligé la proximité des mines de magnésium du Nord-Caucase. Puis ce furent deux divisions grecques qui se présentèrent tandis que les Roumains, « jusqu’aux Roumains » fit le Voyageur avec le plus grand mépris, occupaient la Bessarabie et l’Ukraine. Une escadre anglaise régenta les ports de la Baltique après la création des États de Lettonie et d’Estonie et les troupes américaines et japonaises débarquèrent à Vladivostok pour « administrer » le nord. Au printemps 1919, neuf États indépendants avaient germé sur le sol russe pour être reconnus par les puissances alliées.

Le peuple russe se retrouvait isolé, plus isolé que jamais, enfermé dans ses groupes ethniques distincts et ses frontières géographiques car, désormais, les nouvelles voyageaient lentement, quand elles voyageaient, bloquées par les énormes distances, les larges fleuves et les montagnes et souvent des neiges impénétrables. Les communications télégraphiques étaient pour l’essentiel interrompues ; l’Ukraine ignorait ce qui se passait dans le Bashkir, le Caucase était coupé de Moscou ; toutes les informations dépendaient de l’arrivée hasardeuse d’un messager. Pendant qu’ils décrivaient cet état de choses, mon esprit s’échappait, délicieusement, vers des systèmes antérieurs et plus romantiques, comme celui des courriers cosaques - souvent illettrés - qui voyageaient à une allure dictée par les sceaux placés sur les lettres qu’ils transportaient. Trois plumes de pigeon signifiaient qu’il fallait chevaucher nuit et jour, au galop ; deux plumes, au trot ; l’absence de plumes permettait d’aller au pas et de prendre son temps.

L’ennui, disaient les exilés, c’est que rien ne s’était passé comme prévu. Ces bolcheviques étaient une bande de forcenés : ils refusaient de s’effondrer comme l’avaient prédit avec tant d’assurance les généraux de l’Armée blanche et le Haut commandement allié. Ces prolétaires obstinés étaient décidés à garder leur pays pour eux.

En avril 1920, les Américains évacuèrent Vladivostok et l’une après l’autre les forces alliées jugèrent expédient de se retirer de la scène de leurs opérations. Les deux divisions d’infanterie grecque furent défaites par la guérilla bolchevique. L’équipage d’un bateau français se mutina, les matelots refusant de combattre leurs pairs - le peuple - qu’ils fussent russes rouges ou pas. Les accents de La Marseillaise résonnaient de façon menaçante sous le pont et les Français firent bientôt route vers les eaux nationales tandis que le quartier général français ordonnait l’évacuation des forces terrestres. Pour les Russes blancs, comme pour les Rouges, cette guerre particulière était finie.

Paris, 2024, pp. 87-8.


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