Lors de la saison d’après-mousson, en 1819, la toute nouvelle recrue de la Direction de l’étranger et de la politique, à la fonction publique du Bengale, arriva à Delhi, en route pour l’Himalaya. Brian Houghton Hodgson était, selon l’expression de son premier biographe, « un joli garçon » dont les joues d’un rose délicat ne lui donnaient pas ses dix-huit ans. La touffeur de Calcutta et une constitution fragile faillirent mettre un terme à sa carrière avant même qu’elle commence, mais, grâce à d’utiles relations, il allait gagner les collines fraîches du Kumaon, dont les Britanniques avaient récemment pris le contrôle.
Il se présenta comme il le devait au résident de Delhi, le général Sir David Ochterlony, âgé de 61 ans, au visage rubicond et aux cheveux blancs, le plus âgé des « politiques » de la Compagnie qui rencontrait le plus jeune. Ochterlony menait sa vie privée en nabab, en « Moghol blanc », et se promenait l’après-midi avec ses bibis, ses concubines locales, tout le monde étant juché sur son éléphant. Hodgson ne fut nullement impressionné, en notant simplement « le style onéreux et pompeux alors typique de nos ambassades indiennes. » Il sortait de Hayleybury, école créée pour former des serviteurs de l’empire qui ne sacrifient pas à de tels procédés. Pour Hodgson, le résident de Delhi était l’incarnation du danger de « devenir un indigène ». Mais, à sa manière discrète, lui-même allait donner libre cours à un orientalisme déjà passé de mode : il « épouserait » sa bibi musulmane et deviendrait une autorité érudite sur le monde où il évoluait, celui qu’avait conquis Ochterlony, le royaume du Népal.
Les excès et la corruption de la Compagnie des Indes orientales avaient engendré une nouvelle théorie parmi les critiques et les penseurs politiques. Au contact de la culture indienne, affirmaient-ils, les valeurs européennes et chrétiennes, à force de s’y identifier, avaient été subverties et avilies. Un James Mill, écrivant dans l’Edinburgh Review, soutenait que la Compagnie avait le devoir moral de civiliser l’Inde, pour éradiquer une superstition invétérée et non pas, comme l’avait fait Sir William Jones, « recourir aux lumières d’un peuple à demi-barbare ». Il n’était pas question d’agir avec l’assentiment démocratique du peuple indien : sa « situation morale et politique » l’empêchait. « Une forme toute simple de gouvernement arbitraire, tempéré d’honneur et d’intelligence européens, voilà la seule forme à présent adaptée à l’Hindoustan. » (...)
En octobre 1820, quand Hodgson fut transféré à Katmandou comme adjoint du résident, il eût sans doute été catastrophé d’apprendre qu’il y passerait le reste de sa carrière. Ce poste n’était a priori qu’un échelon supplémentaire. Après avoir appris de George Traill,
« je devais me former d’après un autre, un homme doué de toute la simplicité de Traill et plus courtois – un homme qui était la perfection du bon sens et de la bonne humeur ; qui aimait les Népalais, les comprenait et faisait des merveilles pour familiariser une cour au tropisme chinois avec la nouveauté choquante des rigoureuses affaires commerciales internationales. »
Cet homme, c’était Edward Gardner, nommé à son poste à l’été 1816. Nous l’avons vu, sa mission était claire : en faire aussi peu que possible, le plus poliment possible. Le Népal devait être calme et la Chine assurée que ses marches occidentales restaient intouchées par la Compagnie des Indes orientales. Il passait beaucoup de temps à jardiner.
Hodgson avait peu de tâches à accomplir, sinon le secrétariat de Gardner. Un décret lui interdisait de s’éloigner de plus d’une demi-journée de marche de la résidence. Il avait tout le temps voulu pour apprendre le gorkhali, cette langue khas aujourd’hui appelée népalais, ainsi que le newari, langue de la vallée de Katmandou, à ajouter à ses bengali et persan. (...)
À Katmandou, les lettres des siens et l’approfondissement de ses études le soutenaient. Il entretenait une longue et intense correspondance avec sa sœur Fanny, qui donne un aperçu précis, parfois émouvant, de sa vie solitaire. Il lui expose ses frustrations et ses espérances. Fanny devint la récipiendaire de dépêches expédiées depuis le poste le plus exotique du sous-continent. Comme leur père, Hodgson était un chasseur ardent ; simultanément, il s’intéressait de plus en plus à l’histoire naturelle de la vallée. Il se mit à étudier méticuleusement ses oiseaux et animaux, ses fleurs et son agriculture.
« Je dispose de trois artistes indigènes qui dessinent en permanence sur le motif [écrit-il à Fanny]. Je possède un tigre vivant, un mouton sauvage, une chèvre sauvage, quatre ours, trois civettes et une soixantaine de nos beaux faisans. Une ménagerie choisie ! Et mes dessins se montent à deux mille. »
Il travaillait aussi dur dans le jardin de la résidence, planta de l’avoine et des pommes de terre ; quant à la fermette mise à la disposition du résident dans les collines dominant la ville, il en fit un petit coin d’Angleterre. « L’herbe est émeraude, dit-il à sa sœur, et les traces familières que déploient ses pâquerettes, fougères, chardons et moutardes sont chères à l’exilé. » Il arborait le même enthousiasme dans son intérêt croissant pour le bouddhisme. Sa collection de textes sanskrits était sans précédent pour un Européen. Ceux qu’il expédia à l’érudit parisien Eugène Burnouf contribuèrent à lancer l’étude universitaire du bouddhisme en Occident. Sa profonde connaissance et sa maîtrise des doctrines bouddhistes lui valurent l’amitié des lamas tibétains comme de la cour de Katmandou. Il faut attribuer son influence croissante auprès des dirigeants du Népal à cette compréhension culturelle en particulier. Il renonça à l’alcool et à la viande, notamment pour ménager son foie. « Je vis, écrit-il à Fanny, comme un Brahmane. »
Himalaya, Bruxelles, Nevicata, pp. 197-8, 270-2