Guillaume Villeneuve, traducteur
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Jardinier

dimanche 10 octobre 2021, par Guillaume Villeneuve


« Nous tous, dans notre chair et les occupations de la vie quotidienne, sommes soumis au diable et sommes les hôtes d’un monde où il est un maître et un dieu. C’est pourquoi le pain que nous mangeons, les habits que nous portons, et même l’air, tout ce par quoi nous vivons, sont en son pouvoir. »
Martin Luther, Commentaire sur l’épître aux Galates, chapitre 3

Adam et Ève furent créés dans un autre but
Que s’incliner devant le prince et maître de ce monde.

Au-delà du temps, il y eut une autre terre, sous le soleil,
Offerte à l’un et l’autre, pour l’éternité et la béatitude.

Un jardinier grisonnant soignait fidèlement les arbres,
Bien que le monde fût moins clair qu’il l’eût aimé.

Il considérait les jours et les ères, comme à la jumelle.
Il considérait toutes ses œuvres, si bien entamées.

Que le désir de connaissance était sur le point de transformer
En âme insatiable et chair blessable.

Il avertit, sans croire que cela servirait beaucoup.
Car ils étaient prêts, et comme sur leur route.

Invisible parmi les feuilles, il méditait avec tristesse.
Il vit des éclats de feu. Il vit des ponts, des bateaux, des maisons.

Un avion dans le ciel nocturne tel une étincelle pulsatile,
Des lits à baldaquins, la terre noircie d’un champ de bataille.

Oh mes pauvres enfants. Étiez-vous donc si pressés d’arriver
Là où un crâne dans le sable grimace de ses dents jaunes ?

De ceindre vos reins dans des caleçons et crinolines,
De découvrir les chaînes des effets et des causes ?

Le voici qui vient, mon adversaire. Il va vous dire :
Essayez, essayez juste et vous serez des dieux.

Les laquais d’amours et de crimes égoïstes,
Des dieux en effet, mais boiteux.

Mes misérables enfants, la route est très longue
Avant qu’un jardin dévasté se mette à refleurir.

Vous reviendrez par une allée de tilleuls vers un porche,
Et des massifs fleuris embaumant la sauge et le thym.

Vous fallait-il vraiment plonger dans un abîme,
Composer des systèmes plutôt qu’habiter le conte de fées

Que j’entretiens en permanence ?
Car l’Écriture dit vrai : j’ai le visage d’un homme.

Poème extrait de Ceci, (2000), d’après une traduction anglaise (Londres 2001) de Brian Glazer et Martin Sabiniewicz revue par l’auteur.


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