Guillaume Villeneuve, traducteur
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La croix de Lothaire et la Crucifixion

vendredi 19 mars 2021, par Guillaume Villeneuve


Au Xe siècle, l’art chrétien prit le caractère qu’il allait conserver tout au long du Moyen Âge. Pour moi, la croix de Lothaire, dans le trésor d’Aix-la-Chapelle, est l’un des objets les plus émouvants qui nous soient parvenus du lointain passé. D’un côté se trouve une belle affirmation du statut impérial. Au milieu des pierres précieuses et du filigrane d’or figure un camée de l’empereur Auguste, la représentation de l’imperium sur ce monde à son plus civilisé. De l’autre côté, on ne voit qu’une pièce d’argent plat portant le contour gravé de la Crucifixion, un dessin d’une si poignante beauté qu’il dévalue le caractère mondain du revers. C’est l’expérience d’un grand artiste réduite à l’essence la plus pure – ce que Matisse souhaitait faire dans sa chapelle à Vence, mais en plus concentré et c’est l’ouvrage d’un croyant.

Nous sommes si habitués à l’idée que la Crucifixion est le symbole suprême du christianisme qu’on ne peut que s’étonner que l’art chrétien s’y soit intéressé si tard. Elle existe à peine dans ses débuts : le premier exemple iconographique, sur la porte de Sainte-Sabine de Rome, est repoussé dans un coin, presque invisible. Le fait est que l’Église devait attirer des convertis et, de ce point de vue, la Crucifixion n’était guère séduisante. Il en résulte que les débuts de l’art chrétien se soucient des miracles, des guérisons, des aspects encourageants de la foi, tels la Résurrection et l’Ascension. La Crucifixion de Sainte-Sabine n’est pas seulement sombre, mais elle laisse indifférent. Les rares Crucifixions qu’on ait conservées des premiers temps n’essaient pas de toucher nos émotions. C’est le Xe siècle, époque de l’histoire européenne méprisée et rejetée, qui a fait de la Crucifixion un symbole émouvant de la foi chrétienne. Elle a déjà atteint une stature quasi définitive dans le crucifix de l’archevêque Géron de Cologne : les bras tendus, la tête affaissée, la douloureuse torsion du corps.

Nevicata, Bruxelles, 2021, pp.43-4.


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