Guillaume Villeneuve, traducteur
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La cour d’Urbin

vendredi 19 mars 2021, par Guillaume Villeneuve


La découverte de l’individu s’accomplit à Florence au début du XVe siècle. C’est un fait incontestable. Mais, dans le dernier quart de ce siècle, la Renaissance dut presque autant aux petites cours de l’Italie du nord, Ferrare, Mantoue et par-dessus tout, Urbin, petite ville écartée sur les marches orientales des Apennins. On pourrait soutenir que la vie à la cour d’Urbin fut l’un des sommets de la civilisation occidentale. La raison en est que le premier duc d’Urbin, Federico da Montefeltro, n’était pas seulement un homme très cultivé et intelligent, mais aussi le plus grand général de son temps, capable de défendre ses domaines contre les bandits alentour. C’était un bibliophile passionné : le portrait qu’il fit peindre pour sa précieuse bibliothèque nous le montre lisant un de ses manuscrits. Mais il est revêtu de son armure complète, la jarretière (décernée par Édouard IV) sur la jambe et son heaume à ses pieds. Son palais est d’abord une forteresse bâtie sur un imprenable rocher et c’est seulement une fois en sécurité qu’il a pu se permettre de le doter de la douceur délicate qui en fait l’un des plus beaux édifices de ce monde.

Le palais d’Urbin a son style particulier. La cour en arcade n’a pas l’allégresse bondissante du cloître de Brunelleschi, mais elle est calme et atemporelle. Les salles en sont claires, aérées, si parfaitement proportionnées qu’y marcher vous exalte : en fait, c’est le seul palais du monde que je puisse arpenter sans m’y sentir écrasé ou épuisé. Bizarrement, nous ignorons l’identité de son architecte. C’est un célèbre architecte militaire, Laurana, qui en jeta les fondations, mais il quitta la ville avant le commencement des quartiers d’habitation. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le caractère ducal semble imprégner toute la bâtisse, et nous le savons par la biographie qu’en donna son libraire, Vespasiano da Bisticci qui constitua sa bibliothèque. Sans cesse, il insiste sur l’humanité du duc. Il l’interroge sur la qualité indispensable au gouvernement d’un royaume et le duc de répondre : essere humano, « être humain ». Quel que soit l’inventeur du style, tel est l’esprit qui imprègne le palais d’Urbin.

Son rôle dans l’histoire de la civilisation est allé au-delà de son siècle. Le principal architecte de la haute Renaissance, Bramante, était né à Urbin ; il pourrait avoir participé à l’achèvement du palais. Le peintre de la cour était un vieux bêta du nom de Giovanni Santi, le genre d’aimable médiocrité toujours bienvenue dans une cour, même à celle d’Urbin. Sans nul doute, les dames l’envoyaient chercher quand elles avaient besoin d’un motif de broderie. Et il arrivait accompagné de son ravissant garçonnet, Raffaelo. Et c’est ainsi que Raphaël, l’une des forces civilisatrices de l’imaginaire occidental, acquit ses toutes premières notions de l’harmonie, de la proportion et des bonnes manières à la cour d’Urbin.

Les bonnes manières : ce fut un autre des fruits d’Urbin. Là comme dans d’autres cours italiennes, Ferrare et Mantoue, les jeunes gens venaient mettre la dernière touche à leur éducation. Ils y apprenaient à lire les Latins et les Grecs, à marcher avec grâce, parler calmement, jouer aux jeux sans tricher ni se faire des crocs-en-jambes ; en un mot, à se comporter en gentilshommes. C’est sous le fils et successeur de Federico, Guidobaldo, que le concept de gentilhomme reçut ici sa forme canonique dans un livre intitulé Il Cortegiano, « Le Courtisan », de Balthazar Castiglione. Il exerça une immense influence. L’empereur Charles Quint n’avait que trois livres à son chevet : la Bible, Le Prince de Machiavel et Le Courtisan de Castiglione. Durant plus d’un siècle, il modela pour tous le concept des bonnes manières. En réalité, c’est beaucoup plus qu’un manuel de politesse car l’idéal du gentilhomme, pour Castiglione, repose sur de vraies valeurs humaines. Il ne doit pas offenser les sentiments d’autrui ni le rabaisser en se pavanant. Il doit être simple et naturel sans être un simple mondain ; et Le Courtisan s’achève par un discours émouvant sur le thème de l’amour. Tout comme le Printemps de Botticelli conjugue le monde de la tapisserie médiévale et la mythologie païenne, Le Courtisan de Castiglione associe le concept médiéval de chevalerie à l’amour idéal de Platon.

Nevicata, Bruxelles, 2021, pp. 100-101.


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