Guillaume Villeneuve, traducteur
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L’église de Wies et les amours

vendredi 19 mars 2021, par Guillaume Villeneuve


Pendant les quelques premières mesures il n’est pas toujours facile de faire le départ entre Haydn et Mozart ; et pourtant, les deux grands musiciens de la deuxième moitié du XVIIIe siècle étaient des personnages très différents, différence perceptible dans leur musique. Haydn, de vingt-quatre ans plus âgé que Mozart, était villageois de naissance, fils de charron et fut au fond un homme paisible, ample et terrien. Il disait écrire sa musique pour que « les las et les fatigués ou les hommes accablés d’affaires puissent jouir de quelques minutes de consolation et de récréation ». Et je pense à cette citation en approchant de l’église de pèlerinage bavaroise de Wies. Elle s’inscrit dans la campagne ; de fait, vue de loin, on pourrait presque la prendre pour la maison de maître d’un domaine rustique. Mais qu’on y entre et la plus incroyable richesse se déploie sous vos yeux. Le ciel sur la terre. Certes, qui pénétrait jadis une cathédrale gothique abandonnait son existence de soucis matériels et semblait passer dans un autre monde. Mais c’était un monde mystérieux, intimidant, où l’espérance du salut se mêlait à la crainte de la mort et du jugement ; ajoutons que dans les communautés les plus simples, l’accent était surtout placé sur la peur. Dans toutes les églises paroissiales, le retable portait une effrayante représentation du Jugement dernier. Au contraire, dans ces églises rococo, les fidèles ne sont pas persuadés par la crainte, mais par la joie. Y pénétrer c’est avoir un avant-goût du paradis : il s’agit parfois, je l’avoue, d’un paradis musulman plus que du paradis désincarné des chrétiens. On se demande ce que saint Paul (ou Ézéchiel) aurait pensé de tous ces petits amours batifolant autour du lutrin. « O Cupidon, Cupidon, prince des dieux et des hommes ». Ne fut-il pas toujours difficile, même pour les saints, de représenter l’amour spirituel sans avoir recours aux symboles de l’amour physique ? La Création est le plus mystérieux de tous les actes de Dieu. Et c’est la Création de Haydn qui me vient à l’esprit quand je contemple les délices rustiques des frères Zimmermann. Bien sûr, cette musique de Haydn est jugée classique plus que baroque par les musicologues – c’est un ouvrage tardif écrit bien après la construction de Wies. Et pourtant, je ressens dans cette musique beaucoup de la joie naïve sensible dans ce que j’appellerais la danse de la vie qui inspira les artisans bavarois.

Nevicata, Bruxelles, 2021, pp. 186-7.


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