La philanthropie du XIXe siècle

La lutte des premiers réformateurs contre la société industrielle illustre ce que je tiens pour la plus grande réussite civilisatrice du XIXe siècle, la philanthropie. Nous sommes si habitués au point de vue humanitaire que nous oublions combien peu il comptait dans les premiers âges de la civilisation. Demandez à toute personne convenable, en Angleterre ou aux États-Unis, ce qui importe le plus à ses yeux dans la conduite quotidienne : il est quasi certain qu’elle vous répondra « la gentillesse ». Ce n’est pas un mot qui aurait passé les lèvres d’aucun des premiers héros de cette série. Si vous aviez demandé à saint François ce qui comptait dans la vie, il aurait répondu « la chasteté, l’obéissance et la pauvreté », nous le savons ; si vous l’aviez demandé à Dante ou Michel-Ange, ils auraient pu répondre « le mépris de la vilenie et de l’injustice » ; à la même question, Gœthe aurait répondu « il faut vivre dans la plénitude et la beauté ». Mais la gentillesse, jamais. Nos ancêtres n’utilisaient pas ce mot et ne faisaient pas grand cas de cette qualité, sinon peut-être en proportion du prix accordé à la compassion. Aujourd’hui, je pense que nous sous-estimons la réussite humanitaire du XIXe siècle. Nous oublions les horreurs qui allaient de soi au début de l’Angleterre victorienne : les centaines de coups de fouet infligés chaque jour à des hommes parfaitement inoffensifs dans l’armée et la marine ; les femmes enchaînées par trois, parcourant les rues dans des charrettes découvertes et cahotantes, en route pour la transportation. Ces cruautés, d’autres encore plus indicibles, les piliers de l’ordre établi les exécutaient sans faiblir, souvent au nom de la propriété privée.

Certains philosophes, à partir de Hegel, nous assurent que la philanthropie est une attitude faible, négligente, complaisante, très inférieure spirituellement à la cruauté et à la violence, point de vue qu’ont ardemment adopté tels romanciers, dramaturges et metteurs en scène. Il est bien sûr exact que la gentillesse est dans une certaine mesure née du matérialisme, raison pour laquelle les anti-matérialistes l’ont considérée avec mépris, comme le produit de ce que Nietzsche appelait la morale d’esclave. Il aurait sans aucun doute préféré l’autre versant de mon sujet, la confiance en soi héroïque d’hommes auxquels rien n’était impossible, ceux qui ont imposé les premiers chemins de fer à l’Angleterre.

Nevicata, Bruxelles, 2021, pp. 261-2.