Guillaume Villeneuve, traducteur
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Qat et kayf

samedi 23 janvier 2021, par Guillaume Villeneuve


Le qat a inspiré un important corpus littéraire. Comparons par exemple les enfants baveux de Holden à la description d’un beau mâcheur par le poète du XVIIe siècle Ibrahim al-Hindi :

Les cœurs fondaient devant sa minceur. Et tandis qu’il mâchait, sa bouche ressemblait
Aux perles qui se sont formées sur une cornaline et, entre elles, une émeraude fondante.

Outre la poésie, il existe un massif considérable d’écrits savants sur la légalité du qat en Islam. Elle n’a pas pu trouver d’analogie entre les effets de la feuille et ceux des narcotiques interdits. En dernière analyse, la question de sa licéité et de son intérêt dépend de la politique, du goût, de l’ethnocentrisme et des préjugés sectaires.

Je parviens tout juste à distinguer ma montre. Sept heures et demie. Le temps, qui avait fondu, se resolidifie. C’est à cette heure qu’il m’arrive de me demander pourquoi je suis assis ici dans le noir avec une énorme boule verte dans la joue ; pourquoi moi et des millions d’autres passons autant de temps à acheter et mâcher du qat qu’à dormir, et lui consacrons plus d’argent qu’à la nourriture.

S’il faut en croire une autre étude occidentale majeure sur le qat, « nous établissons des déclarations symboliques touchant l’ordre social » et nous livrons à une activité qui est « individuelle, hiérarchique, compétitive ». [1] Il est certainement important de savoir où vous mâchez, et avec qui. Mais tout réduire à une théorie pure – rumino ergo sum – est trop schématique. C’est ignorer l’importance de l’effet-qat – un je-ne-sais-quoi d’incroyablement difficile à saisir, car aussi subtil et inanalysable que les alcaloïdes qui le provoquent. Il faut une longue pratique pour pouvoir appréhender l’effet consciemment, lequel, même alors, élude la définition, sinon la métaphore, celle du mot intraduisible de kayf.

Le kayf – si vous l’atteignez, ce qui arrivera si vous avez soigneusement choisi votre herbe et votre cadre – vous permet de penser, de travailler et d’étudier. Le kayf dilate la capacité de concentration si bien qu’on peut regarder la même vue durant des heures, dont le seul changement est le mouvement du soleil. Un voyage cesse d’être un mouvement à travers un paysage changeant – c’est vous qui êtes stationnaire tandis que le monde se déplace, comme un travelling dans un vieux film. Fût-ce brièvement, le mâcheur qui atteint ce kayf se sent au bon endroit au bon moment – sur le pivot d’un univers pré-copernicien, la pointe immobile d’un monde qui tourne.

Un jour où j’achetais du kat, un groupe de touristes passa à notre hauteur.

- Pourquoi les gens dépensent-ils des milliers de dollars à se précipiter autour du monde quand ils peuvent mâcher du qat ?, me dit Muhammad aux yeux bleus. L’Afrique et tous ses prodiges sont en nous. [2]

J’ai mâché dans les taxis, les autocars, sur ma moto, dans un camion sur du bois de chauffage, dans un avion de transport militaire, dans une jeep retournée, dans le train de 5 h 30 de Victoria à Sutton. Rétrospectivement, le mouvement était accessoire. Jadis à l’Institut oriental, on ne nous enseignait pas le sens du kayf – on n’aurait pu le faire. Aujourd’hui, je me risquerais à le qualifier de forme de dévoyage.

Dans la pièce sur le toit, les sons commencent à imprimer leur marque : le frottement d’une allumette ; le déglutissement sonore de l’eau ; le roucoulement des tourterelles en cage ; le claquement d’une brindille cassée pour en faire un cure-dents ; quelqu’un qui boucle le ceinturon de sa dague. Puis il y a eu le clic de l’interrupteur. Chacun de se frotter les yeux, bénir le Prophète et de rentrer chez soi.

Il y a un certain nombre de choses qu’on peut faire après avoir mâché du qat. On pourrait se mettre à dessertir le pavage de son entrée à la recherche du Sceau de Salomon, comme le faisait l’un de mes voisins. Ou, comme le Turc du début de ce siècle qui n’avait pas vu sa femme depuis seize ans et dont l’abstinence était notoire, vous pourriez éjaculer involontairement. J’ai tendance à rentrer à la maison, à boire un verre de thé au lait et à écrire un peu. Du coin de l’œil, j’avais coutume de voir mon taille-crayon se déplacer très légèrement, vers minuit, jusqu’à ce que je cesse d’acheter cette sorte de qat.

Yémen, Bruxelles 2021, pp. 51-3.

Notes

[1Shelagh Weir, Qat in Yemen.

[2Citation de la Religio Medici de Sir Thomas Browne (1615- 1682) (NdT).


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