Wadi Dahr est l’une des surprises de l’univers. Je l’ai découverte à 9 h 47 du matin, un jeudi de la fin 1982. Nous avions brusquement quitté la route à la hauteur d’une station d’essence pour nous hisser péniblement sur une pente de roches rouges qui se désintégraient. Le capot de la voiture se soulevait et se refermait, comme s’il haletait. Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous allions. Soudain, mon hôte appuya sur les freins et nous nous immobilisâmes dans une embardée de poussière rouge. Celle-ci, en retombant, révéla une vue ; qu’on se représente plusieurs kilomètres carrés de culture intensive, d’un vert criard, transposés dans un cadre de roches fauves puis rejetés bien en-dessous de la surface de la terre.
Il y a plus d’un millier d’années, un visiteur contemplait de haut le Wadi Dahr pour s’exclamer : « J’ai parcouru en long et large l’Égypte, l’Irak et la Syrie mais je n’ai jamais rien vu de tel. » Plus tôt en ce siècle, les fils de l’Imam Yahya firent poser des portes vitrées dans une petite grotte de manière à mâcher du qat tout en regardant le panorama. Aujourd’hui, les gens en font autant, mais dans leurs voitures garées au bord de la falaise. Les Yéménites sont des esthètes du paysage et de la couleur (l’un de mes amis de San’a critiqua un jour le comté de Berkshire en ces termes : « il y a trop de vert ») ; ici, la distance avec la base de la vallée permet au spectateur de tout saisir d’un coup, comme dans un diorama. La perspective n’appartient ni à ce monde ni au prochain, mais à un autre Éden.
Au fond de la vallée, nous fûmes introduits par magie dans un monde secret. Des sentiers labyrinthiques tournoyaient entre des vignobles clos de murs, des plantations de qat, des vergers de grenadiers, pêchers, abricotiers, entrevus par des portails de rameaux. Certaines des portes étaient si petites que je m’attendais à voir un flacon de pilules étiqueté « Mange-moi » comme celui d’Alice au Pays des Merveilles. Des pans de cet énorme hortus conclusus restent invisibles derrière de hauts murs et des portes sans poignées, comme dans le tableau de Holman Hunt, Light of the World.
Dans cet étrange paysage englouti, qui se serait étonné de surprendre un palais entier en train de décoller verticalement ? Dar al-Hajar, le « Palais du Rocher », est juché sur une énorme pile rocheuse qui a surgi du plancher de la vallée comme un diable de sa boîte. La bâtisse elle-même n’est pas une folie, mais une demeure type de San’a, quoique plutôt majestueuse, construite dans les années 1920 pour l’Imam Yahya, la résidence d’un stylite épris de confort. La folie vient tout entière de la nature, pour avoir, la première, installé là ce pilier rocheux.
On attend forcément d’étranges événements dans un endroit comme Wadi Dahr, et les habitants les plus âgés n’ont pas oublié l’un des plus étonnants. Il y a environ un demi-siècle, un homme acheta une maison près du petit souk situé à l’ouest de Dar al-Hajar. Il s’y installa mais s’aperçut que l’endroit était hanté par un esprit frappeur qui faisait des bruits sonores dans la maison et renversait les marmites. Après avoir eu recours à toutes les méthodes habituelles, cet homme en appela à son voisin l’Imam Yahya qui écrivit à l’esprit en lui ordonnant de se retirer. Même cela échoua. Désespéré, l’homme proposa à l’esprit de renoncer à l’exorciser pourvu qu’ils puissent partager l’espace en paix. Cette cohabitation réussit et pendant quelques années l’esprit fit des courses, retrouva des biens perdus et se rendit au marché. Ces derniers temps, il s’est montré moins actif. Un voisin remarqua que « même les djinns vieillissent ».
L’esprit frappeur yéménite, idar al-dar, est mentionné dans une relation comme « une bête du Yémen qui copule avec les humains. Sa semence est faite de vers. » [1] Une vieille maison où j’ai jadis vécu était habitée par un idar, lequel ne faisait rien de plus dérangeant que fumer un narguilé devant la porte de ma chambre toutes les nuits, vers une heure du matin. D’autres sont réputés priser du tabac.
Yémen, Bruxelles, 2021, pp. 125-7.
[1] Le Livre des animaux du grand savant du IXe siècle al-Jahiz. Al-Jahiz, « Yeux exorbités » (son nom exact était Abu Uthman Amr ibn Bahr al-Basri) fut tué selon la légende par sa propre bibliothèque quand les piles de livres qui l’entouraient s’effondrèrent sur lui.