Guillaume Villeneuve, traducteur
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Paysage de l’Hadramaout

dimanche 17 janvier 2021, par Guillaume Villeneuve


Les autres passagers étaient silencieux et ne s’intéressaient pas au paysage qui défilait. Personne ne me parlait. Peut-être n’avaient-ils pas encore appris, dans cette région ultra-conservatrice et terriblement opprimée sous le régime marxiste, qu’on pouvait parler aux étrangers sans poursuites. Mais il faut dire que mes compagnons de voyage se parlaient à peine. Plus étrange encore, pour un peuple qui avait installé des colonies partout depuis le rivage swahili jusqu’aux Philippines, ils n’étaient pas bons voyageurs. Quand le taxi commença à grimper l’escarpement dominant la plaine littorale, mon voisin fit arrêter pour sortir et vomir. Peu après, mon autre voisin exprimait sa solidarité, cette fois dans un sac en plastique. Pour le reste du trajet, ils s’emmitouflèrent la tête dans des serviettes.

Au sommet du col, un étrange paysage se déroulait, qui n’était pas sans évoquer les landes du Yorkshire sans leur couche de terre superficielle. C’était le jawl. De même qu’al-Madinah est lumineuse et l’Égée couleur lie-de-vin, le jawl a sa propre épithète dans les récits de tous ceux qui la décrivent : nu. On l’appelle souvent un plateau, ce qui est impropre dans la mesure où sa surface est fendue de ravines profondes ; la route doit suivre des lacets pour passer d’une section surélevée à l’autre – c’est peut-être l’origine du nom puisque la racine de jawl exprime l’idée d’errance ou de vagabondage. Le cadre ressemble à une chaîne montagneuse en négatif dont la topographie résulterait de l’attrition. Vent et pluie commencent par zébrer puis creuser la surface, les dépressions deviennent des chenaux puis des vallées puis des gorges. Les quelques personnes qui vivent ici, dans des maisons de pierre isolées, semblent imperméables à l’horror vacui qui imprègne l’endroit. Nous avancions en silence. Le ciel se noircit et s’abaissa à la rencontre d’une route épouvantable, constellée de fondrières. De temps en temps, des panneaux indicateurs pourvus de chiffres pointaient le brouillard. Puis, d’abord lentement et de manière de plus en plus accentuée, la route commença à baisser, à s’affaisser dans l’au-delà de l’oued.

La première chose qui capte le regard après des heures sur les terres hautes et nues, c’est le vert - des palmiers, de la luzerne, des jujubiers. Sur la palette du wadi, les maisons sont accessoires et se confondent avec le paysage brun d’où elles émergent. La lumière baissait et quand nous eûmes quitté l’oued secondaire d’al-Ayn pour émerger dans la vallée principale, le crépuscule avait avalé les longues perspectives d’éperons qui l’entourent. La grande ville de Shibam était une masse accroupie, plus sombre que l’obscurité qui l’entourait.

Yémen, Bruxelles, 2021, pp. 217-8.


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