Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le meilleur miel du monde

jeudi 14 janvier 2021, par Guillaume Villeneuve


À mon entrée dans Daw’an, lors d’une visite ultérieure de la région, je fus piqué au menton. Quand j’atteignis al-Hajarayn, perchée sur une falaise au-dessus du lit de la rivière, mon visage avait pris les proportions d’un renflement de mâcheur de qat. En contrebas, sur une éminence du lit de la vallée, se trouvait une tente, pas une « maison de poil » de badw, mais une lourde tente de toile militaire. Elle était entourée de ruches à quatre pieds – des cylindres de terre cuite juchés sur des pieds métalliques. On aurait pu, avec un peu d’imagination, les rassembler et les emmener paître dans la vallée. C’est presque ce qui se passe, d’ailleurs, car les apiculteurs mènent une existence semi-nomadique, à voyager dans la vallée en quête des meilleures pâtures pour leurs essaims.

Je franchis prudemment le cordon bourdonnant.

- Qu’est-ce qui vous arrive au visage ? s’enquit l’homme assis à l’ouverture de la tente.

- J’ai été piqué.

- Piqué ? Où ?

- Ici, au menton.

- Je veux dire, avez-vous été piqué ici, à al-Hajarayn ?

- Oh, pardon…. Non, par là, en route.

- C’est bien ce que je pensais. Mes abeilles ne piqueraient personne. Ce sont les abeilles les plus gentilles de Daw’an. Il faut que vous ayez été piqué par une abeille étrangère. Il y a beaucoup de contrebande d’essaims, ces temps-ci.

De gentilles abeilles. Contrebande d’essaims. Et cet étrange objet en osier, près de la porte de la tente, qui s’avérait être un piège à frelons. L’univers de l’apiculture daw’anite semblait bizarre.

Au cours du déjeuner sous la tente, les apiculteurs expliquèrent que la qualité de leur miel résultait de ce que leur cheptel ne butinait que les jujubiers de Palestine (Zizyphus spina-Christi). On assistait à beaucoup de tricherie, d’augmentation du rendement avec de l’eau sucrée et de mélange des différentes qualités, mais mes hôtes s’y refusaient absolument. La qualité baghiyyah était la meilleure disponible – le meilleur miel du monde. Il sentait le caramel écossais. C’était le single malt, la cuvée pure. Le prix était en rapport : l’équivalent de 40 livres sterling pour un bon rayon chez le marchand de miel d’al-Mukalla, et beaucoup plus au stade du marché d’Arabie saoudite où il est réputé raffermir les membres défaillants. [1] Ici, à la source, les prix étaient meilleur marché mais malgré tout, je ne pouvais me permettre qu’un rayon de la qualité hivernale inférieure. Même ainsi, à goûter un doigt – du point de vue tactile, ce n’était pas sans ressembler à du caviar, à des alvéoles explosant vers un intérieur aussi riche que fondant – le miel était si fort, si parfumé qu’on avait peine à imaginer que ce fût seulement la qualité bon marché. Les géographes antiques mentionnent l’Arabia felix comme une source d’excellent miel et l’on peut croire que peu de choses ont changé depuis dans les méthodes de production, bien que la reine (ou « père » comme on l’appelle ici) soit désormais enfermée dans un bigoudi en plastique en place de la minuscule cage de bois jadis utilisée.

Yémen, Bruxelles, 2021, pp.225-6.

Notes

[1Le prix toujours décuplé du miel semble avoir eu raison d’une recette hadramite traditionnelle : égorgez un chevreau et découpez la chair en gros dés ; placez-les dans une grande jarre et recouvrez-les de miel ; fermez-la hermétiquement durant six mois. La conserve de viande se mange crue. Les femmes avaient interdiction d’en manger car c’est un puissant aphrodisiaque.


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