Guillaume Villeneuve, traducteur
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Les vrais naturels de l’Antiquité

mercredi 13 janvier 2021, par Guillaume Villeneuve


Ceci aurait dû tenir la place d’une note de bas de page sur un lieu que je ne verrais jamais, mais cela a grandi, inexorablement, au point de devenir un chapitre. Mon récit a été digressif ; l’île de Socotra, avec la clarté de sa lumière, les bizarreries de son paysage, son genius loci quasi palpable – l’esprit de l’ancienne Arabie du sud qui s’estompe désormais sur le continent - est le dernier grand détour. Finir ici, c’est, en un sens, finir au commencement.

Socotra avait toujours été inaccessible. Waq Waq, l’Ultima Thulé arabe au fin fond du Mozambique, et parfois au-delà de la Chine, semblait à peine plus lointaine. Elle était là sur la carte, un peu plus grande que Skye, retranchée à la Corne de l’Afrique, plus proche de la Somalie que du Yémen. Mais y arriver… Ç’aurait tout aussi bien pu être l’endroit d’un rêve.

L’origine du nom de l’île est obscur en lui-même. Les auteurs arabes l’ont glosé comme suq qatr, « l’emporium de la résine », mais il dérive probablement du sanskrit dvipa sakhadara, l’Île de la Béatitude. Ce nom pourrait être, à son tour, une version de Dh Skrd, qui figure dans des inscriptions sud-arabiques et semble avoir inspiré aux géographes grecs leur nom pour l’île, d’allure familière, Dioscoride. L’énigme étymologique est redoublée par la question de l’origine ethnique des insulaires dont les veines sont réputées charrier du sang sud-arabique, grec et indien, avec une pointe de portugais peut-être.

Les auteurs médiévaux ont fait de leur mieux pour voiler l’île d’une brume de faits douteux sinon absolument incroyables. Ibn al-Mujawir déclare que les insulaires étaient obligés d’accueillir les pirates six mois par an, lesquels usaient de leurs filles à leur guise. Ces pirates semblent avoir sévi en famille* : « Ce sont de méchantes gens, et leurs vieilles femmes sont encore plus méchantes que les hommes. » Pour des raisons défensives, les insulaires versèrent dans la sorcellerie et quand les Ayyoubides de la fin du XIIe siècle envoyèrent cinq vaisseaux de guerre à l’assaut de l’île, les habitants rendirent cette dernière invisible. Cinq jours entiers, la flotte ayyoubide sillonna la mer sans en trouver nulle trace. Un siècle plus tard, Marco Polo rapportait que les Socotris sont les meilleurs enchanteurs du monde et qu’ils pouvaient, tel Éole, convoquer les vents à volonté. L’archevêque de Bagdad, dont ils dépendaient, s’en irritait fort. En outre, poursuit le Vénitien, les insulaires « connaissent plusieurs autres sorcelleries extraordinaires, mais je ne souhaite pas en parler (...) »

Yémen, Bruxelles, 2021, pp. 253-4.


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