Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le dragonnier de Socotra

mercredi 13 janvier 2021, par Guillaume Villeneuve


Plus près de la cime, la végétation se raréfiait. Le calcaire cédait le pas au granit nu. Soudain, au-dessus, précisément définis contre l’éclat du ciel, apparut ce qui avait d’abord l’air de cheminées géantes dont les extrémités étroites étaient fichées dans l’horizon. Ces cônes renversés se transformèrent peu à peu en branches sommées de feuilles épineuses, jaillies d’un tronc central semblable aux éventails renaissants d’une salle capitulaire anglaise. Même après l’avalanche déjà vue de flore extraordinaire, c’était un spectacle stupéfiant : c’est à bon droit qu’on a fait de cet arbre, le dragonnier, l’emblème officieux de Socotra. Au plan botanique, du fait d’une de ces mutations de l’évolution qui font du daman des rochers un cousin de l’éléphant, Dracaena cinnabari fait partie de la famille des liliacées. Son nom vernaculaire d’ « arbre du sang du dragon » vient selon Pline l’Ancien du sang versé lors d’un combat entre un éléphant et un dragon [1], d’où poussèrent les arbres. L’histoire semble sortir de la mythologie hindouiste, ce qui expliquerait la référence du Périple au « cinabre, celui qu’on appelle indien, qui est recueilli en gouttes sur les arbres. » Peut-être faut-il lire dans son nom arabe, dam al-akhawayn, « le sang de deux frères », un écho de Castor et Pollux, les deux fils jumeaux de Zeus, les Dioscures, dont le hasard veut que ce soit aussi celui par lequel les géographes de l’Antiquité désignaient Socotra. L’étymologie, en dépit de sa complexité, semble apporter d’autres preuves du premier commerce de l’île. Le sang-de-dragon était jadis très demandé dans la composition de diverses teintures, dont celles servant au vernis des violons et aux palais des dentiers ; les scribes européens médiévaux en tiraient de l’encre et les marqueteurs chinois l’utilisaient pour leurs fameux laques de cinabre. Aujourd’hui, la consommation est presque entièrement locale – les insulaires l’emploient dans la décoration des pots et comme remède aux maladies ophtalmiques et dermatologiques.

J’escaladai l’un des plus gros arbres, peut-être haut de 7 mètres jusqu’à sa canopée étale et hérissée. Des croûtes ponctuaient l’écorce douce à l’endroit où la résine avait perlé puis coagulé. Sur l’une des plus hautes branches, je trouvai une toute petite perle qui avait échappé à la récolte. Elle était globulaire, rouge brique, mate à l’extérieure, vitreuse du côté où elle collait à l’arbre. Je la retournai dans ma paume ; alors je me souvins du sang-de-dragon arabe dans le bureau de mon père.

Yémen, Bruxelles, 2021, pp. 285-6.

Notes

[1Pline, XXIII, 116 (NdT).


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