James Fergusson, cousin écossais de Jim, était libraire de livres anciens. Jim écrit, à la date du 17 décembre 1985, que c’est le plus civilisé des membres de sa famille.
Timide, drôle, attentif, bien apparenté, James Lees-Milne fut un personnage énigmatique et stimulant, l’un des derniers grands amateurs et toujours le premier à déprécier ses réussites. Sauveur héroïque des demeures historiques (il répétait les préférer aux gens), ce fut un diariste exact et coquin et l’auteur d’une des meilleures autobiographies publiées depuis la Seconde Guerre mondiale.
Associé au Plan de sauvegarde des demeures campagnardes du National Trust dès son lancement en 1936, c’est à lui seul ou presque qu’avait incombé la tâche de convaincre des propriétaires méfiants, désespérés, parfois d’un archaïsme médiéval, d’abandonner totalement d’inestimables domaines familiaux au Trust, celle d’évaluer la valeur architecturale de chaque demeure, l’importance de leurs biens meubles et des terres, celle enfin de négocier pour eux un avenir qui fût, selon la première loi du National Trust de 1907, sûr et « inaliénable ».
Grâce à son truchement, la nature de l’agence changea complètement et, au moment où tous prédisaient la mort des demeures campagnardes, il en sauva beaucoup de l’extinction, de la destruction totale ou du vandalisme, d’une transformation en club, en école de police, hôtel ou ruine pittoresque après la dispersion définitive de leur contenu et de leur histoire. Si l’Angleterre a la réputation de veiller sur son paysage historique, c’est beaucoup à lui qu’elle le doit : sous sa direction attentive, le Trust inventa après-guerre l’ouverture au public des demeures historiques, laquelle initia à son tour le boom des « châteaux nationaux » dans les années soixante.
Les trois volumes de journaux de Lees-Milne en temps de guerre, à partir d’Ancestral Voices (1975), sont déjà des textes de référence indispensables. Mêlant Mayfair sous les bombes à des visites en train et bicyclette à des baronnets et des hobereaux isolés et sans héritiers, ils sont tour à tour hilarants, scandaleux, perspicaces et touchants. Les ont suivis trois autres volumes dont le dernier, Ancient as the Hills, qui couvre les années 1973-74, est paru en juillet (1997). [1]
Lees-Milne était un historien de l’architecture, un biographe compétent, un aspirant romancier et, dans Un Autre moi-même (1970) son autobiographie jusqu’en 1942, date de début des journaux, l’auteur d’un livre extraordinaire, poignant, amusant, souvent colère, qui associe les trois genres ci-dessus. Quand John Betjeman le découvrit, il écrivit à l’éditeur Hamish Hamilton que sa lecture lui avait fait une impression aussi vive que le Decline and Fall d’Evelyn Waugh.
Toute sa vie, Lees-Milne se considéra comme « un autre moi-même ». C’était l’une de ses vertus en tant que diariste : une qualité de détachement qui n’épargnait pas ses flèches à son propre personnage et tirait une comédie précise de ses propres ratages. Le portrait dressé de son père dans l’autobiographie, petit propriétaire du Worcestershire, aimé des inconnus mais qui ne supportait pas la vue de son fils aîné, égale dans son intensité comique celui donné de Sir George (« Ginger ») Sitwell par son fils Osbert ou celui qu’a peint l’amie d’enfance de Lees-Milne, Nancy Mitford, de son père fictif « Farve ». « L’art, écrit Lees-Milne,
était pour lui anathème. Le simple mot lui faisait l’effet d’un chiffon rouge sur un taureau. Il devenait cramoisi et fulminait à sa seule mention ; quant à son épithète la plus assassine, la plus blessante, c’était « artistique ». Elle sous-entendait la décadence, la traîtrise au roi et à la patrie et le vice contre-nature. »
Soupçonnant peut-être son fils de ces trois tares, George Lees-Milne décida qu’il devait « se débrouiller tout seul » après Eton. Il le conduisit aussitôt à Londres et l’inscrivit à « l’École de la Femme secrétaire de Miss Blackeney », à Chelsea. Lees-Milne allait y passer, seul garçon, douze mois à apprendre la sténo et la dactylographie avant de s’échapper, grâce aux stratagèmes maternels, à Magdalen College [2], à Oxford.
C’est en 1930, lors d’une fête avinée à Rousham, la demeure jacobéenne située au nord d’Oxford, célèbre pour son jardin de William Kent, qu’il allait comme on sait trouver sa vocation. Quand, poussé par les autres étudiants, leur hôte prit un fouet pour lacérer les Knellers et un fusil pour viser la statue d’Apollon, Lees-Milne fut paralysé d’horreur. « L’expérience fut un moment décisif dans ma vie, écrit-il.
Je me rendis compte du respect passionné que j’avais pour l’architecture et la continuité historique qu’elle exprime (…) Ces pièces rococo de Rousham, avec leurs meubles délicats, leurs portraits d’ancêtres emperruqués, enrubannés, étaient pour moi des enfants toujours vivants et sensibles. C’était eux et le paysage modelé par l’homme, derrière la fenêtre, l’Angleterre qui comptait. Je voyais tout à coup leur infinie fragilité, tout leur prix. (…) Ce soir-là, je fis un vœu (…) le vœu de consacrer mon énergie et mes capacités, telles qu’elles étaient, à protéger les demeures campagnardes de l’Angleterre. »
Après avoir quitté Oxford avec un diplôme d’histoire, Lees-Milne mit à profit sa sténographie pour travailler, durant trois ans et demi, au service du sympathique Lord Lloyd, ancien Haut-commissaire pour l’Égypte et le Soudan et futur Secrétaire d’État aux Colonies en temps de guerre ; puis, brièvement, pour Reuters et son terrible président, Sir Roderick Jones. Il ne pouvait le supporter - c’était réciproque - et en 1936, encouragé par Stanley Baldwin (le Premier ministre du moment - dans les écrits de James Lees-Mine, le monde paraît tout petit), il démissionna. Vita Sackville-West le recommanda promptement pour le nouveau poste de secrétaire du Comité des country-houses du National Trust.
Jusque dans les années 1930, le National Trust, fondé en 1895 sous le titre de « Fonds national pour les lieux d’intérêt historique ou de beauté naturelle », s’était davantage attaché aux larges espaces naturels qu’aux demeures campagnardes. Ce fut l’initiative radicale du 11e marquis de Lothian, lors de l’assemblée générale annuelle – il possédait, entre autres domaines, celui de Blickling dans le Norfolk – qui provoqua une mutation historique. « Les demeures campagnardes d’Angleterre, dit Lothian,
avec leurs jardins, leurs parcs, leurs tableaux, leur mobilier et leur charme architectural particulier, représentent un trésor de calme beauté qui n’est pas seulement caractéristique mais sans comparaison dans tout autre pays. »
Cette intégrité – où Lees-Milne voyait « la continuité de l’histoire » - était menacée par l’augmentation considérable des droits de succession : 8 % seulement en 1904, 15 % en 1915, jusqu’à 50 % en 1934. « Les droits de succession ont sans doute une grande vertu pour la justice sociale, affirma le libéral Lord Lothian, mais que nul ne se méprenne : ils sonnent le glas de ce vieil ordre rural. »
Les grands propriétaires indigents n’avaient guère le choix. La loi de finance de 1931 n’avait exempté les terres de droits de succession que dans le cas d’un legs au Trust ; Lothian appelait à présent à de nouvelles exemptions pour les demeures et leurs contenus, avec un plan grâce auquel (c’était un argument crucial de cession) les familles pourraient rester in situ. Il ne s’agissait pas d’un expédient, mais de l’élément vital du Plan de sauvegarde des demeures campagnardes : une maison seule, sans contenu, contexte ni occupants, finirait par mourir. « Rien n’est plus mélancolique, dit Lothian, que visiter ces antiques demeures une fois qu’elles ont été transformées en musées publics. »
Dix-huit mois plus tard, en février 1936, le Comité des demeures campagnardes du National Trust était constitué et Lothian y siégeait. En mars, James Lees-Milne fut nommé secrétaire. En octobre, après avoir contacté 250 propriétaires, Lees-Milne rédigea le rapport qui impulsa la loi du National Trust de 1937 (elle permettait la cession des demeures au Trust, sans droits de succession), puis la loi cruciale de 1939 qui lui attribua la capacité de purger les hypothèques antérieures. Avec la création du National Land Fund de 1946 et, en 1953, des Conseils des bâtiments historiques, l’entente était désormais totale entre le Trust et le gouvernement.
La revue Country Life avait recensé pour Lothian 60 grandes demeures campagnardes (possédant plus de 20 chambres et une suite de pièces d’apparat) et 600 demeures plus réduites ayant « un véritable intérêt historique et un mérite artistique ». Lorsqu’il avait prononcé son discours de 1934, le Trust ne possédait que deux demeures importantes, Montacute et Barrington Court, toutes deux dans le Somerset. En 1945, date de son cinquantième anniversaire, l’agence en possédait 17 et détenait des conventions sur 5 autres. À l’horizon 1995, elle se targuait de veiller sur 230 demeures. La contribution de Lees-Milne à ce processus – avec l’aide d’un président entreprenant, le troisième vicomte Esher – fut déterminante.
Les propriétés qui échurent au Trust sous son secrétariat, de 1936 à 1951, incluaient Cliveden, Polesden Lacey, Knole, Petworth, Stourhead, Osterley et (après la mort de Lord Lothian en poste* comme ambassadeur à Washington en 1940) Blickling. Au nombre des sanctuaires littéraires, on compte la maison de Carlyle à Londres, celles de Kipling et Henry James dans le Sussex, celle de Shaw dans le Hertfordshire. Ce fut une période inégalée d’acquisition : après Lees-Milne, le rythme ralentit ; le Trust s’investit dans différents projets, telle l’ « Enterprise Neptune » pour la conservation du littoral, et se diversifia dans d’autres domaines, dont l’archéologie industrielle.
Les trois décennies de services rendus au National Trust par Lees-Milne furent ponctuées d’abord par son service actif pendant la guerre (il était dans les Gardes-Irlandaises, piètre officier à l’en croire de 1940 à 1941, jusqu’à ce que, soufflé par une bombe à Bayswater, il soit déclaré inapte pour cause d’épilepsie) puis par son mariage, à l’âge de 43 ans, avec Alvilde Chaplin. Sa femme, qui écrivit plus tard sur les jardins et en conçut pour Mick Jagger et Mme Valéry Giscard d’Estaing, résidait alors en France et, de 1951 jusqu’à sa retraite en 1966, Lees-Milne travailla au Trust à mi-temps, en gardant un appartement à Londres et la fonction de Conseiller pour les bâtiments historiques. À ce titre, il fut un militant infatigable, l’auteur de guides, une éminence grise* ; et, tel un cheval de trait prodigieux depuis le jour où son père l’avait obligé à « se débrouiller tout seul », il se mit à écrire pour de bon.
James Lees-Milne était l’homme de nombreux paradoxes. Défenseur de l’ancienne caste de hobereaux dont il était issu, il détestait son père et se trouvait déplacé dans son monde de chasseurs à tir et à courre ; étonien ayant toutes les entrées dans l’aristocratie qu’il aimait beaucoup, il s’en méfiait aussi et méprisait son habituel philistinisme ; se tenant pour un homme de la classe moyenne doté de goûts élitistes, il écrivit trois livres sur le baroque ; historien, il aurait préféré être romancier (il publia trois romans), voire poète ; en dépit d’une sexualité ambiguë, il se montra durant quarante ans un mari dévoué. Il avait conservé sa haute taille et sa minceur jusque dans la vieillesse, mais s’inquiétait d’avoir l’air « hideux » ; il lui arrivait de dire qu’il aurait voulu disparaître, mais il s’habillait de façon recherchée, voire en dandy (il goûtait particulièrement les cravates et les manchettes excentriques). Il s’effrayait de vieillir, mais conserva toutes ses facultés et l’éclat du regard jusque dans sa quatre-vingt-dixième année.
Les journalistes, pris à rebrousse-poil, se moquaient de Lees-Milne pour ses snobismes surannés, des opinions d’extrême-droite quasi caricaturales (il adressait fréquemment des épîtres aux journaux), ses avis scandaleux (surtout parce qu’ils étaient imprimés) sur les « classes inférieures » ou les immigrés. Une historienne agressive du National Trust, l’Américaine Paula Weideger, laissa entendre qu’il incarnait tout ce qui n’allait pas dans le Trust de la fin du XXe siècle : c’était un « esthète », un amateur, charmant, beau garçon, un ancien élève de public-school refusant d’être sérieux. Mais elle faisait fausse route, comme il le souhaitait peut-être ; et ses opinions politiques furieuses étaient pour l’essentiel un leurre.
Quels que fussent ses succès évidents – et beaucoup de louanges lui échurent, tardivement comme il arrive souvent, dans sa dernière décennie, Lees-Milne se jugeait tout à fait indigne. « Je me suis toujours vu comme un outsider, dans n’importe quel cercle, écrit-il, et un raté. » Anglican devenu catholique puis anglican à nouveau, il se jugeait « odieux » en aspirant à être « bon ». Cet étrange manque d’assurance, que Betjeman qualifiait de « délicieuse bougonnerie », était désarmant.
Les Lees-Milne quittèrent les Alpes-Maritimes [3] pour l’Angleterre en 1961 et s’établirent d’abord dans le Gloucestershire, à Alderley Grange, la belle maison de naissance de Sir Matthew Hale, le Lord Chief Justice [4] du XVIIe siècle, puis à Bath dans une partie de la maison de ville de l’excentrique William Beckford, auteur et collectionneur, et, pour finir, dans une belle maisonnette aux portes du domaine ducal de Badminton. Lees-Milne conserva la bibliothèque du 19 Lansdown Crescent, la seule pièce des demeures de Beckford qui soit restée telle qu’il la connut, pour y travailler jusqu’à l’année dernière. C’était la bibliothèque idéale, toute d’arcades, de bustes et de bibliothèques, aux subtiles proportions, enchanteresses.
Lees-Milne écrivit une brève biographie de Beckford. Il écrivit aussi une vie du sixième duc de Devonshire - « le duc célibataire », la biographie du deuxième vicomte Esher et celle, particulièrement réussie, de son ami Sir Harold Nicolson. Il écrivit sur les siècles de Robert Adam et d’Inigo Jones, sur Rome et Venise. Mais ce sont ses ouvrages autobiographiques et ses journaux, que ce soit les morceaux de bravoure sur Ham House ou Longleat ou les bizarreries quotidiennes de ses circuits à Londres, les tristes évocations amicales ou les potins scandaleux de vieilles maîtresses de maison qui demeureront. En 1992, il publia People and Places, le récit, fondé sur les archives du National Trust, de ses rapports avec quatorze donateurs, depuis les Lutley de Brockhampton jusqu’à Goodhart-Rendel de Hatchlands ; et en 1996 Fourteen Friends, portraits notamment de Sacheverell Sitwell et Rosamund Lehmann (dont il écrivit les notices nécrologiques pour l’Independent), Vita Sackville-West et Henry Green, James Pope-Hennessy et Robert Byron.
Jim Lees-Milne semblait avoir connu tout le monde. Il avait l’œil du diariste et sa mémoire. C’était un outsider de l’intérieur. L’un des derniers textes qu’il écrivit était destiné à la récente livraison du bulletin de la Royal Society of Literature : ses souvenirs du n°1 Hyde Park Gardens (adresse du siège de la Société) à l’époque du général Sir Ian Hamilton [5] entre les deux guerres. C’est un portrait affectueux, constellé, comme toujours, de détails évocateurs, entre autres d’une anecdote horrifique sur Margot Oxford (Lady Oxford) et une pomme de terre recrachée.
Paru dans l’Independent du 29 décembre 1997.
[1] Vingt ans après, les douze volumes du journal sont parus, le dernier en 2005, tous dotés d’un titre emprunté au poème “Kubla Khan” de Coleridge depuis Ancestral Voices.
[2] On se souvient que ç’avait été le collège d’Oscar Wilde après Trinity à Dublin...
[3] Ils vivaient dans le vieux village de Roquebrune et avaient pour voisine et amie Lesley Blanch.
[4] Président de la Haute Cour de justice.
[5] Il s’agissait, naturellement, d’un parent de Jim, à la fois cousin éloigné et oncle par alliance.