L’hypocrisie était omniprésente. Il était révoltant, dit William Pitt l’aîné à ses collègues des Communes, à la fin du XVIIIe siècle, que « les importateurs d’or étranger se fussent imposés au sein du Parlement par un tel torrent de corruption privée qu’aucune fortune héréditaire privée ne pouvait lui résister. » [1]. Il ne jugea pas nécessaire de noter que son propre aïeul avait rapporté l’une des grandes pierres du monde, le diamant Pitt, de son séjour en Inde ni qu’il avait mis à profit la richesse accumulée durant son gouvernorat de Madras pour s’acheter un domaine campagnard – et le siège de député qui l’accompagnait… [2] D’autres étaient tout aussi francs. Il était horrible, déclara peu après un Edmund Burke très irrité à une commission d’enquête de la Chambre des Communes, que des « nababs » détruisissent la société – en étalant partout leur richesse, en devenant députés et en épousant les jeunes aristocrates. [3] Mais s’indigner de cet état de chose avait peu de portée : qui, après tout, ne souhaitait avoir pour gendre un jeune gandin, riche et ambitieux, ou pour mari un généreux parti ?
Ce qui débloqua ces fortunes considérables, ce fut l’évolution de la Compagnie de l’Inde orientale (EIC) : d’entreprise mercantile transportant des biens d’un continent à l’autre, elle devint une puissance occupante. Le passage au trafic de drogue et au racket se fit sans solution de continuité. De plus en plus, l’opium était exploité sur les plantations indiennes pour financer les achats de soieries, porcelaines et surtout de thé chinois. Les importations de ce dernier produit explosèrent, les chiffres officiels retracent un centuplement, de 145 000 livres en 1711 à 15 millions de livres en 1791 - chiffres qui ne tiennent pas compte d’autres expéditions sans doute passées en contrebande pour éviter les taxes. Par un effet de symétrie parfaite, à l’addiction croissante pour les objets de luxe à l’Ouest correspondait une addiction croissante pour la drogue en Chine, laquelle servait à financer la première et vint bientôt l’égaler. [4]
Il existait d’autres manières, tout aussi lucratives, de gagner de l’argent. Bien que les souverains locaux, en Inde, eussent joui d’offres de protection de plus en plus fréquentes et importantes au XVIIIe siècle, le moment critique intervint en 1757 quand une expédition conduite par Robert Clive fut dépêchée à Calcutta à la suite d’une attaque menée sur la ville par le Nawab du Bengale. Clive se vit proposer des sommes énormes pour favoriser tel ou tel candidat local désireux de remplacer le Nawab. Très vite, il se rendit compte qu’on lui octroyait le contrôle du diwani – la recette fiscale de toute la région – et qu’il était en mesure de puiser dans les revenus d’une des parties les plus peuplées, dynamiques et riches de l’Asie, forte d’une industrie textile à l’origine de plus de la moitié des importations asiatiques vers l’Angleterre. En l’espace d’une journée ou presque, il devint l’un des hommes les plus riches du monde. [5]
Une commission d’enquêtes restreinte de la Chambre des Communes, réunie en 1773 pour examiner les suites de la conquête du Bengale, devait révéler les sommes vertigineuses prélevées sur le budget dudit pays. Plus de 2 millions de livres – soit des centaines de milliards d’euros d’aujourd’hui - avaient été distribués en « cadeaux » qui, presque tous, finirent dans les poches des employés locaux de l’EIC. [6] Le scandale fut redoublé par des scènes horribles et révoltantes. En 1770, le prix du grain n’avait cessé de monter, avec des résultats catastrophiques et l’irruption de la famine. La mortalité fut évaluée en millions ; le gouverneur-général lui-même déclara qu’un tiers de la population avait péri. Les Européens n’avaient pensé qu’à s’enrichir tandis que la population locale mourait de faim. [7]
Tout cela aurait parfaitement pu être évité. Au bien-être du grand nombre on avait préféré le gain personnel. Non sans provoquer des hurlements sarcastiques, Clive se contenta de répondre – tel le PDG d’une banque en faillite – qu’il n’avait eu d’autre priorité que de défendre les intérêts des actionnaires, non pas ceux de la population locale ; il ne méritait certes aucune critique pour avoir fait son travail. [8] Les choses allaient empirer. La disparition de la main d’œuvre de la colonie anéantit la productivité locale. Avec l’effondrement des revenus, les coûts s’élevèrent brusquement, en déclenchant la panique : la poule aux œufs d’or n’avait-elle pas pondu son dernier œuf ? Tous de s’empresser de céder les actions de l’EIC. La compagnie se trouvait au bord de la banqueroute. [9] Loin d’être des administrateurs surhumains et des créateurs de richesses, ses directeurs, par leurs pratiques et leur « culture d’entreprise », avaient mis le système financier intercontinental à genoux.
Les Routes de la Soie, Bruxelles, 2017, pp. 335-7
[1] P. Lawson, The East India Company : A History, Londres 1993, 120.
[2] T. Nechtman, ‘A Jewel in the Crown ? Indian Wealth in Domestic Britain in the Late Eighteenth Century’, Eighteenth-Century Studies 41.1 (2007), 76.
[3] E. Burke, The Writings and Speeches of Edmund Burke, éd. W. Todd, 9 vols, Oxford, 2000, 5, p. 403.
[4] D. Forrest, Tea for the British : The Social and Economic History of a Famous Trade, Londres, 1973, La consommation de thé en Angleterre, Annexe II, Table 1, p. 284.
[5] Sur le Bengale, R. Datta, Society, Economy and the Market : Commercialization in Rural Bengal, c. 1760–1800 (New Delhi, 2000) ; R. Harvey, Clive : The Life and Death of a British Emperor (Londres, 1998).
[6] P. Marshall, East India Fortunes : The British in Bengal in the Eighteenth Century, Oxford, 1976, 179.
[7] J. McLane, Land and Local Kingship in Eighteenth-Century Bengal, Cambridge, 1993, 194–207.
[8] Voir N. Dirks, Scandal of Empire : India and the Creation of Imperial Britain, Cambridge, MA, 2006, 15–17.
[9] P. Lawson, The East India Company : A History, New York, 1993.