Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XXe siècle > Louis MacNeice > "Les Grecs n’attendaient pas tant que ça de la vie"

"Les Grecs n’attendaient pas tant que ça de la vie"

vendredi 8 novembre 2013, par Guillaume Villeneuve


G. M. Sargeaunt, le professeur principal de la terminale classique, était très différent. Ses élèves exceptés, rares étaient les garçons du collège qui lui avaient parlé. Il était distant, olympien, austère et cultivait une religion privée fondée sur le stoïcisme antique. Il avait naguère dirigé une maison et un dortoir avant de démissionner parce qu’il refusait de catéchiser les élèves sur le point d’être confirmés. Grand et mince, sa chevelure grise dégageant le front, des yeux bleus innocents et patients, il s’habillait avec une recherche négligée et parlait avec un bel accent traînant et méprisant - comme s’il avait déjà un pied au Ciel et fût en train de ramener l’autre pied. Mais peu lui importait de finir sa phrase et il laissait le pied gauche où il était parce que le Ciel, après tout, était peut-être un peu grossier.

Bien qu’il ne se donnât aucun mal pour nous inspirer, c’était le seul professeur qui y parvînt vraiment. Il attendait si peu de notre part qu’il ne se fâchait jamais, il attendait si peu qu’il nous obligeait à faire de notre mieux. Il lui arrivait d’oublier combien nous étions stupides et de parler avec feu. Comme lorsqu’il défendait Cicéron que les historiens avaient diffamé, à son gré. Contrairement à Mommsen, qui peint Cicéron en réactionnaire opportuniste, hypocrite et mou, Sargeaunt voyait en lui la seule figure acceptable à une période de gangsters et d’escrocs, un libéral condamné ayant le courage de sa culture. Et notre maître avait la nostalgie de la Grèce du Vème siècle. Il aimait l’attitude des Grecs face au Destin, leur refus de miser sur des Utopies, leur courage pour continuer à vivre sans l’aiguillon d’un ciel ou d’un idéalisme grisant. « Les Grecs, disait-il, n’attendaient pas tant que ça de la vie. » Puis ses longs doigts nerveux repoussaient son dictionnaire et il filait retrouver sa femme hollandaise dans sa petite villa moderne, remplie d’éditions originales et de reproductions du Tintoret, où il lisait Thomas Hardy et Dante ou bien écrivait - mais rarement - des articles néo-helléniques dans des revues choisies.

The Strings are false, Londres, 1965, pp. 91-2.


Mentions légales | Crédits