Guillaume Villeneuve, traducteur
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"Passer la ligne"

mardi 4 septembre 2012, par Guillaume Villeneuve


La vérité, c’est qu’elle était pleine de curiosité. Elle voulait demander certaines choses à Claire Kendry. Elle voulait s’enquérir de cette stratégie dangereuse du “passage”, cette rupture avec tout ce qui vous était familier et amical pour courir sa chance dans un autre cadre, pas tout à fait inconnu, peut-être, mais certainement pas tout à fait amical. Que faisait-on, par exemple, du milieu, comment se présentait-on ? Et que ressentait-on quand on côtoyait d’autres nègres ? Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait envisager une seule question qui ne serait, dans son contexte ou sa formulation, trop ouvertement curieuse sinon blessante.

Comme si elle avait conscience de son désir et de son hésitation, Claire remarqua d’un air songeur :

- Tu sais, Reine, je me suis souvent demandée pourquoi davantage de filles de couleur, des filles comme toi, Margaret Hammer et Esther Dawson et - oh ! des quantités d’autres - n’étaient jamais “passées” de l’autre côté. C’est quelque chose de si terriblement facile. Si on a le type, il n’y faut qu’un peu de cran.
- Et s’agissant du milieu ? De la famille, je veux dire. On ne peut tout de même pas tomber sur les gens en venant de n’importe où et s’attendre à ce qu’ils vous accueillent à bras ouverts, non ?
- Presque, affirma l’autre. Tu serais étonnée, Reine, de savoir combien c’est plus facile avec les Blancs qu’avec nous. Peut-être parce qu’ils sont tellement plus nombreux, ou qu’ils sont si sûrs d’eux qu’ils n’ont pas à s’inquiéter. Je n’ai jamais pu décider.

Irène avait du mal à la croire :
- Tu veux dire que tu n’as pas eu à expliquer d’où tu venais ? Ça paraît impossible.

Claire lui lança un coup d’œil discrètement amusé de l’autre côté de la table.
- Dans les faits, c’est ce qui s’est passé. Même si je suppose que dans tout autre circonstance, j’aurais pu avoir à fournir quelque récit plausible pour me présenter. J’ai une bonne imagination, donc je suis certaine que j’aurais pu le faire de façon à me mettre en valeur et de manière crédible. Mais ça n’a pas été nécessaire. Il y avait mes tantes, tu sais, assez respectables et authentiques pour justifier n’importe quoi ou n’importe qui.
- Je vois. Elles étaient “passées” elles aussi.
- Non, pas du tout. Elles étaient blanches.
- Oh !

Aussitôt, Irène se rappela qu’elle avait entendu mentionner ce fait ; par son père, ou plus probablement, sa mère. C’était les tantes de Bob Kendry. Il était le fils de leur frère, par la main gauche. Le fruit d’une incartade.
- C’était de sympathiques vieilles dames, expliqua leur petite-nièce. Très religieuses et pauvres comme rats d’église. Leur frère adoré, mon grand-père, avait dévoré jusqu’à leur dernier sou après avoir mangé sa part.

Elle marqua une pause pour allumer une nouvelle cigarette. Son sourire, son expression, remarqua Irène, étaient empreints d’une vague rancune.
- En bonnes chrétiennes, quand papa a connu sa fin d’ivrogne, elles ont fait leur devoir et m’ont donné une sorte de foyer. J’étais toutefois censée gagner le gîte et le couvert en faisant toutes les tâches ménagères et l’essentiel des lessives. Mais te rends-tu compte, Reine, que sans elles je n’aurais pas eu d’endroit où vivre ?

Le hochement de tête et le petit murmure de son ancienne camarade étaient compréhensifs, compatissants.
Claire fit une grimace espiègle et reprit :
- D’ailleurs, selon elles, travailler dur était bon pour moi. J’avais du sang nègre et leur génération était celle qui avait écrit et lu de longs articles intitulés “Les Noirs vont-ils travailler ?” En plus, elles n’étaient pas sûres que le bon Dieu n’avait pas voulu que les fils et les filles de Cham transpirent parce qu’ils s’étaient moqués du vieux Noé un jour où il avait bu un coup de trop. Je me rappelle que mes tantes me disaient que ce vieil ivrogne avait maudit Cham et son père à jamais.

Irène se mit à rire, mais Claire restait très sérieuse.
- Ça n’était pas une plaisanterie, je t’assure, Reine. La vie était dure pour une fille de seize ans. Malgré tout, j’avais un toit sur la tête, à manger, des habits - même s’ils étaient ce qu’ils étaient. Et il y avait l’Écriture, des causeries sur la morale, sur l’économie, sur l’application et la bonté aimante du bon Dieu.
- As-tu jamais réfléchi, Claire, à la quantité de malheur et de cruauté pure attribuée à la bonté aimante de Dieu ? Et ce toujours par Ses plus ardents disciples, semble-t-il.
- Crois-tu ? C’est elle et eux qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Car j’étais bien entendu décidée à m’en sortir, à devenir une personne, pas la destinataire des aumônes, pas un problème ni même une fille de l’indiscret Cham. Et puis je voulais certaines choses. Je savais que je n’étais pas moche et que je pouvais “passer.” Tu n’as pas idée, Reine, combien je vous haïssais presque tous quand je me rendais dans le quartier sud. Vous aviez tout ce que je voulais et n’avais jamais eu. Cela me rendait d’autant plus déterminée à obtenir ces choses, et d’autres avec. Comprends-tu, peux-tu comprendre ce que je ressentais ?

Elle leva la tête d’un air significatif et implorant ; elle sembla se satisfaire de l’expression compatissante d’Irène et poursuivit.
- Mes tantes étaient bizarres. Malgré leurs Bibles, leurs prières, leurs déclamations sur l’honnêteté, elles ne voulaient dire à personne que leur frère chéri avait séduit - déshonoré, comme elles disaient - une jeune négresse. Elles pouvaient excuser le déshonneur, mais ne pardonnaient pas qu’on soit négré. Elles m’interdirent de mentionner les nègres aux voisins, et même de mentionner les quartiers sud. Je te garantis que je ne l’ai pas fait. Je parierais qu’elles l’ont regretté plus tard.

Elle se mit à rire - les clochettes tintinnabulantes de ce rire avaient quelque chose de dur et de métallique.
- Quand l’occasion de partir s’est présentée, cette omission m’a été très précieuse. Quand Jack, camarade d’école de certains de nos voisins, est rentré cousu d’or d’Amérique du Sud, personne n’est venu lui dire que j’avais du sang noir tandis que des quantités de gens lui parlaient de la sévérité et de la piété des tantes Grace et Edna. Tu devines la suite. Après son arrivée, j’ai cessé de m’esquiver dans les quartiers sud pour aller le retrouver. Je ne pouvais concilier les deux. Pour finir, je n’ai pas eu de mal à le convaincre qu’il était inutile de parler mariage avec les tantes. Le jour de mes dix-huit ans, nous sommes partis nous marier. Voilà, c’est tout. Rien de plus simple.

Clair-obscur, traduction de Passing (1929), Paris, 2010.


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