Aldo Leopold, pionnier des écologistes et auteur d’A Sand County Almanac, a défini l’éthique comme un corpus de règles inventées pour affronter des circonstances si nouvelles ou si complexes, ou à tout le moins englobant les réactions à si longue échéance, qu’une personne ordinaire ne saurait en prévoir le résultat final. Ce qui nous convient, vous et moi, pour le moment, pourrait facilement se dégrader dans les dix ans et ce qui paraît idéal pour les quelques prochaines décennies pourrait ruiner les générations à venir. Voilà pourquoi une éthique digne de ce nom doit se soucier de l’avenir éloigné. Les rapports de l’écologie et de l’esprit humain sont trop complexes pour être compris par la seule intuition, par le bon sens - cette aptitude surévaluée qui se compose de l’ensemble de préjugés que nous avons amassés à l’âge de dix-huit ans.
Les valeurs dépendent du temps, ce qui nous interdit d’autant plus de les graver dans le marbre. Nous réclamons la santé, la sécurité, la liberté et le plaisir, pour nous-mêmes et les nôtres. Aux générations éloignées dans l’avenir, nous souhaitons la même chose, mais sans que cela nous coûte trop. La difficulté dont pâtit l’éthique de la conservation, c’est que la sélection naturelle a programmé les gens pour qu’ils pensent surtout en termes de temps physiologique. Leurs esprits vont et viennent, enjambant les heures, les jours, au plus une centaine d’années. Les forêts pourraient fort bien être toutes coupées, les radiations nucléaires augmenter lentement, les hivers devenir de plus en plus froids, mais si leurs effets ne risquent pas de devenir décisifs pour quelques générations, très peu de gens seront indignés au point de se révolter. Le temps écologique, comme celui de l’évolution, parce qu’il enjambe des siècles et des millénaires, peut se concevoir sur le mode intellectuel, mais il n’a pas d’impact émotionnel immédiat. Ce n’est que grâce à un travail exceptionnellement important d’éducation, de réflexion, que les gens finissent par répondre émotionnellement aux événements éloignés et qu’ils accordent, de ce fait, une grande importance à la postérité.
L’approfondissement de l’éthique de la conservation requiert une plus grande aperception de l’évolution, dont la nécessité de nous situer par rapport à autrui. Que devons-nous vraiment à nos descendants éloignés ? Au risque d’offenser certains lecteurs, je répondrai : rien. Les obligations perdent leur sens à travers les siècles. Mais que nous devons-nous en planifiant à leur intention ? Tout. Si l’existence humaine a bien un sens vérifiable, c’est celui-ci : nos passions et nos efforts sont des mécanismes nous permettant de prolonger cette existence sans interruption, sans souillure, dans une sécurité de plus en plus grande. C’est pour nous, non pour eux ni pour quelque morale abstraite, que nous pensons à l’avenir éloigné. La manière précise dont nous prenons cette mesure, dont nous l’exprimons, est d’une importance cruciale. Car si tout le processus de notre vie vise à préserver notre espèce et nos gènes personnels, la planification pour les générations futures est sans doute l’action la plus morale dont nous soyons capables. Il en résulte que la destruction du monde naturel qui a vu la patiente construction du cerveau pendant des millions d’années est une démarche risquée. Et le pire pari de tous est de laisser des espèces verser tout entières dans l’extinction car même si l’on concède plus de place à l’environnement naturel par la suite, jamais il ne pourra se reconstituer dans sa diversité originelle. La première règle du bricolage, nous rappelle Aldo Leopold, est de garder toutes les pièces.
On peut exprimer autrement cette proposition. Quel est l’évènement, vraisemblable dans les quelques prochaines années, que déploreront le plus nos descendants ? Tout le monde convient, des ministres de la défense aux écologistes, que la pire des choses possibles est un conflit nucléaire mondial. S’il se produit, toute l’espèce humaine est menacée ; la vie telle que souhaitent la vivre les êtres humains normaux connaîtrait un terme. Une fois admis ce terrible truisme, il faut ajouter que si aucun pays n’appuie sur le bouton, le pis qui se produira vraisemblablement - et qui a d’ailleurs bien commencé - ce n’est pas la crise énergétique, la crise économique, la guerre conventionnelle ni même la multiplication des gouvernements totalitaires. Ces catastrophes, quelque terribles qu’elles soient pour nous, pourraient trouver un remède après quelques générations. Le seul processus actuellement en cours qu’on mettra des millions d’années à infléchir est la perte de la biodiversité du fait de la destruction des habitats naturels. Telle est la folie que nos descendants seront le moins susceptibles de nous pardonner.
L’extinction s’accélère et pourrait prendre des proportions ruineuses au cours des deux prochaines décennies. Non seulement les oiseaux et les mammifères disparaissent-ils, mais des êtres vivants plus réduits comme les mousses, les insectes et les vairons. L’estimation minimale du rythme d’extinction actuel est d’un millier d’espèces par an, surtout du fait de la destruction des forêts et d’autres biotopes tropicaux de première importance. À l’horizon 1990, on s’attend que ce chiffre passe à 10 000 espèces par an (une espèce par heure). Au cours des trente prochaines années, ce sera un bon million d’espèces qui aura été éradiqué. [1]
Quel que soit le chiffre exact - et l’état primitif de la biologie évolutionniste ne nous permet que des ordres de grandeur - le rythme actuel de disparition n’en est pas moins le plus rapide dans l’histoire géologique récente. Il est aussi beaucoup plus élevé que le rythme d’apparition de nouvelles espèces du fait de l’évolution en cours, de telle sorte que le résultat net est un rapide déclin de la diversité présente du monde. Des catégories entières d’organismes apparus au cours des dix millions d’années passées, dont les condors familiers en Amérique, les rhinocéros, les lamantins, les gorilles, sont proches de l’extinction. Pour la plupart de ces espèces, les derniers individus à exister à l’état sauvage pourraient bien être ceux qui vivent actuellement. C’est une erreur grave de ne voir dans cette hémorragie qu’un processus “darwinien”, dans lequel les espèces vont et viennent de manière autonome et où l’homme n’est que le fardeau le plus récent à peser sur l’environnement. Les destructions causées par l’homme sont inédites sous le soleil.
Biophilie, Paris, 2012, pp. 156-9.
[1] Rappelons que le livre original est paru en 1984 (NdT).