Guillaume Villeneuve, traducteur
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La savane, à l’origine du paysage idéal

mercredi 4 avril 2012, par Guillaume Villeneuve


L’esthétique, de fait, nous ramène au problème central de la biophilie. Il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur la direction prévalente de ce vecteur dans l’évolution culturelle, en d’autres termes sur l’idéal auxquels aspirent inconsciemment les êtres humains, avec la même ardeur que les gobe-mouches et les Souris sylvestres. Car si les animaux choisissent leurs habitats grâce à des dispositifs d’orientation et à un savoir prédéterminé intégrés par des générations de sélection naturelle, il est bien possible que les êtres humains en fassent autant. Si certains sentiments humains sont innés, ils pourraient ne pas s’exprimer facilement dans une langue rationnelle. Une approche plus féconde consiste à explorer la nature de l’environnement au sein duquel le cerveau a évolué. L’hypothèse logique que j’ai soulevée plus haut pourra dès lors s’énoncer plus précisément. Elle serait que certaines caractéristiques-clés de l’habitat physique de jadis correspondent aux choix opérés par les êtres humains contemporains quand ils ont voix au chapitre.

Les vestiges archéologiques paraissent éclairer la question de l’environnement originel. Durant l’essentiel de deux millions d’années, les êtres humains ont vécu dans les savanes d’Afrique, puis dans celles d’Europe et d’Asie, vastes zones herbeuses aux allures de parcs, ponctuées de halliers et d’arbres épars. Ils semblent avoir évité les forêts pluviales équatoriales d’un côté et les déserts de l’autre. Ce choix n’avait rien de prédéterminé. Ces deux biotopes extrêmes n’ont pas des qualités telles qu’ils soient interdits aux primates. La plupart des singes, grands ou petits, s’épanouissent dans la forêt pluviale ; deux espèces, le Babouin hamadryas et le Gelada, hantent de préférence les zones herbeuses relativement arides et les semi-déserts d’Afrique. On peut voir dans l’espèce préhistorique d’Homo tout à la fois l’ancêtre des êtres humains modernes et un specimen de plus parmi tant d’autres au sein de la grande généalogie des primates de l’Ancien Monde. Dans ce dernier rôle, Homo fait partie des espèces minoritaires qui adoptèrent un biotope intermédiaire, la savane tropicale. La plupart des étudiants des débuts de l’évolution humaine conviennent que la locomotion en station debout et le balancement dégagé des bras préparaient fort bien ces sujets ancestraux au terrain découvert, où ils étaient à même d’exploiter l’abondance de fruits, de tubercules et de gibier.

LE CORPS - CERTES. Mais l’esprit est-il prédisposé à vivre dans la savane, de telle sorte qu’on puisse dire que la beauté réside en quelque manière dans les gènes de l’observateur ? Trois scientifiques, Gordon Orians, Yi-Fu Tuan et le regretté René Dubos, ont chacun séparément répondu oui à cette question. Ils font remarquer que les gens travaillent dur pour créer un environnement aux allures de savane dans des sites aussi improbables que les jardins formels, les cimetières, les centres commerciaux de banlieue, à la recherche d’un lieu ouvert qui ne soit pas désolé, d’un certain ordre dans la végétation environnante, mais qui reste en deça de la perfection géométrique. Orians, en particulier, a enrichi cette idée en fonction de la théorie moderne évolutionniste et lui a ajouté un corpus, réduit mais suggestif, de preuves. Selon sa formulation, l’environnement ancestral comportait trois éléments-clés.

D’abord, la savane par elle-même et à elle seule offrait abondance de nourriture, animale et végétale, à laquelle les hominidés omnivores étaient bien adaptés ; elle offrait un champ de vision dégagé nécessaire pour repérer de loin les animaux et les bandes rivales. Ensuite, un certain relief topographique était souhaitable. Des falaises, des collines, des crêtes étaient des points stratégiques d’où exercer une surveillance encore plus lointaine, tout en profitant de l’abri naturel de leurs grottes ou de leurs surplombs pour la nuit. Lors des marches plus longues, les halliers d’arbres épars offraient des retraites supplémentaires et des réserves d’eau potable. Enfin, les lacs et les cours d’eau abritaient des poissons, des mollusques et toutes sortes de plantes comestibles. Dans la mesure où peu d’ennemis naturels de l’homme peuvent traverser l’eau profonde, les lignes littorales devinrent des lignes de défense évidentes.

Réunissons ces trois éléments : n’est-il pas clair que l’homme, sitôt qu’il en a le choix, s’installe sur des terrains découverts, ponctués d’arbres sur des éminences dominant une étendue d’eau ? Cette tendance universelle n’est plus dictée par les dures nécessités d’une vie de chasseur-cueilleur. Elle est devenue essentiellement esthétique et sert d’aiguillon à l’art comme au paysagisme. Ceux qui jouissent des plus grandes libertés de choix, les riches et les puissants, se rassemblent sur de hautes terres, dominant des lacs et des cours d’eau, ou le long du littoral océanique. Palais, villas, temples ou villégiatures de grandes firmes ont toujours été bâties en de tels endroits. Les psychologues ont remarqué que les gens pénétrant dans des lieux inconnus ont tendance à se diriger vers les tours et autres grandes bâtisses. S’ils en ont le loisir, ils longent les rivages et les berges. Ils suivent l’eau du regard puis le portent vers les collines au-delà ou vers les bâtiments élevés, en s’attendant à y trouver les lieux beaux ou sacrés, les cadres d’événements historiques, aujourd’hui les sièges des gouvernements, des musées ou les demeures d’importants personnages. Et leur attente est généralement satisfaite, qu’il s’agisse de la forteresse des Zähringen-Kyburg de Thoune, du palais du Belvédère et de la cathédrale Saint-Étienne à Vienne, du château d’Angers ou du Potala ; parmi les sites les plus imposants du passé, citons aussi le Thingvellir, où se réunissait l’antique parlement d’Islande, le Parthénon, la grand place de Tenochtitlan.

La manifestation la plus révélatrice de ce triple critère s’observe dans les règles de l’urbanisme ou du paysagisme. Quand les gens sont confinés dans des villes surpeuplées ou sur un territoire terne, ils font de leur mieux pour recréer une zone médiane, une sorte de simili-savane. À Pompéï, les Romains construisaient des jardins à côté de presque toutes les auberges, restaurants et résidences privées, autour de quelques caractéristiques élémentaires : des arbres et des arbustes élégamment placés, des massifs d’herbes et de fleurs, des bassins et des fontaines, des statues. Si les cours étaient trop réduites pour renfermer un vrai jardin, les propriétaires peignaient des trompe l’œil suggestifs, de plantes et d’animaux, sur les murs d’enceinte, en obéissant à une structure géométrique. Les jardins japonais, qui remontent à la période heian du IXe au XIIe siècle, et qui sont donc d’origine chinoise, insistent de même sur la disposition des arbres et arbustes, l’ouverture de l’espace, les cours d’eau et les étangs. Les arbres y sont constamment cultivés et taillés pour ressembler à ceux de la savane tropicale, par la hauteur et le port. Les dimensions en sont si proches qu’on dirait qu’une force inconsciente a été à l’œuvre pour transformer les pins asiatiques et d’autres espèces septentrionales en acacias d’Afrique.

Je reconnais bien volontiers que ma comparaison est osée et que cette convergence pourrait n’être, au vrai, qu’une coïncidence. Il est aussi exact que les individus aspirent souvent à conserver les qualités principales et parfois particulières de leur environnement d’enfance. Mais admettons un moment que les urbanistes, les paysagistes, les jardiniers et nous autres qui goûtons leurs créations sans être des spécialistes, réagissions à un souvenir génétique, profondément enfoui, de l’environnement optimal de l’humanité. Que, pourvu qu’ils puissent choisir librement, les gens s’orientent statistiquement vers un environnement de savane. Cette théorie explique un très grand nombre de faits apparemment incohérents dans d’autres parties du monde.

Biophilie, pp.140-45, Paris, 2012


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