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La postulation diabolique de l'intelligentsia - Guillaume Villeneuve, traducteur

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La postulation diabolique de l’intelligentsia


Les progrès de l’hitlérisme forment, au cours des années trente, l’arrière-plan de ma vie et des vies dépeintes dans ce livre, qui ne traite pas de politique, mais de l’expérience que j’en eus. Je ne cherche pas ici à justifier mon comportement : simplement à traduire un sentiment d’outrage. Les intellectuels qui se virent qualifier d’ « anti-fascistes » et auxquels on reprocha souvent leur intrusion hasardeuse dans le domaine politique, ressemblaient en fait à Émilia dans le dernier acte d’Othello quand elle s’écrie « la vérité doit sortir » et qu’elle dénonce celui qui lui est probablement le plus cher – Iago – afin de corriger l’atroce erreur commise par les responsables de la république de Venise. En cet instant, Émilia prend l’initiative d’un acte politique, ce que Iago s’empresse naturellement de faire remarquer pour exiger qu’on la réduise au silence.
La politique est une option élastique. Dans une société établie du type de celles qu’admirait mon oncle, c’est le domaine des experts. Les non-politiciens n’y sont politiques qu’au sens où une personne privée revêt un peu de la dignité du juge quand elle sert dans un jury, aux pouvoirs limités d’approbation ou de désapprobation lors d’un procès. Une élection fait des électeurs un jury qui dit « oui » au gouvernement qu’il élit, « non » au parti qu’il rejette, sans que les électeurs en deviennent davantage des politiciens professionnels. Mais dans certaines circonstances, des classes entières de gens, apolitiques en temps ordinaire, peuvent se voir investies d’un rôle politique. Ainsi, quand Hitler fit voter des lois privant les Juifs de leurs droits de citoyens allemands, la judéité devint une cause politique spécifique et chaque Juif allemand se vit obligé de choisir entre être une victime politique servant sa propre annihilation, ou un rebelle.
Hitler imposa la politique à des groupes apolitiques qui comprirent tout à coup qu’ils avaient des intérêts communs. Non seulement les Juifs, mais aussi les intellectuels, parce que leur position se trouvait directement menacée, parce qu’ils éprouvaient de la compassion pour ceux de leurs collègues torturés par le fascisme, ressentirent une intensité de vision, une fureur dans leur politique apolitique inconnues des politiciens professionnels.
L’intelligentsia avait quelques raisons plus sinistres de comprendre Hitler. Je veux parler de ce goût de la destruction pure, de l’attraction satanique pour le mal, de la quête de la damnation spirituelle, traits constants de la littérature européenne du XIXe siècle, et qui se trouvaient exaucés par la politique nazie. La littérature européenne avait diagnostiqué, sans s’en débarrasser, le mal du nihilisme. Dans l’hitlérisme, les cauchemars des Possédés de Dostoïevski, de Nietzsche ou de Wagner s’accomplissaient. Les Européens cultivés retrouvaient dans ce mouvement politique certains de leurs fantasmes les plus secrets. Leur haine était mêlée d’un sentiment profond de culpabilité. Comme pour en apporter la preuve, certains écrivains des pays occupés devaient accueillir Hitler comme une force destructrice prophétisée par leur art.

Autobiographie de Stephen Spender, pp. 262-3, (World within world), Paris, 1993, épuisé. Tous droits réservés sur la traduction


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