Guillaume Villeneuve, traducteur
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La barbarie d’Alvarado

dimanche 26 février 2012, par Guillaume Villeneuve


Les premiers jours de célébration se déroulèrent sans danger. Les danses traditionnelles se donnèrent aux endroits consacrés. Puis on introduisit le beau jeune homme destiné à incarner le dieu Tezcatlipoca devant ses huit serviteurs. [1] Avec sa tête allongée, sa large bouche, son nez droit et ses sourcils proches des yeux, il incarnait l’idéal de beauté mexicain. [2] Ses serviteurs s’étaient préparés avec soin. Ils avaient jeûné une année durant. Puis on coupa la longue chevelure de « Tezcatlipoca. » On lui remit l’habit d’un « guerrier expérimenté » ayant fait quatre prisonniers. On lui présenta quatre belles femmes portant toutes un nom de déesse, dont l’une était Xochiquetzal, « plume fleurie », la déesse de l’amour.

Le « dieu » reçut une flûte et une conque. Les prêtres le peignirent et le décorèrent de fleurs et de plumes avant le sacrifice. Ce dernier avait d’ordinaire lieu au quatrième jour des festivités dans le temple de Tlacochcalco sur l’île de Tepepulco au milieu du lac, près d’Iztapalapa. [3] Le sacrifice devait avoir l’air spontané et l’on peut penser que ces rituels ne se concevaient pas, en général, sans un certain degré de coopération. Le dieu recevait sans doute une quantité particulière d’eau d’obsidienne (pulque) ou de champignons sacrés. L’essentiel était, après qu’on l’avait conduit à la rame et sous bonne garde sur l’île, qu’il gravît de lui-même les marches de la pyramide sans qu’on eût à l’y traîner. Il devait aussi, de lui-même, se tenir sur la terrasse, se retourner, observer le lac et briser sa flûte. Le sacrifice s’ensuivait. Il était censé assister la vie terrestre : « Car qui se réjouit, qui possède des richesses, qui recherche et désire la douceur de notre seigneur [Tezcatlipoca], sa gentillesse, ses biens et sa prospérité, finit dans une grande misère. Car on le sait, nul ne connaît sa fin ici-bas en conservant bonheur, richesses et fortune. » [4] On sonnait de la trompe. Puis les flûtes du nouveau Tezcatlipoca, déjà désigné pour l’année suivante - 1521 - s’entendaient dans toute la ville.

Le sacrifice tout entier matérialisait la fragilité de l’amour, l’évanescence de la beauté et la rapidité avec laquelle pâlit la grandeur.

Dès qu’on entendrait les flûtes du nouveau Tezcatlipoca, les danses commenceraient dans l’enceinte du Grand Temple. En cette année 1520, on était vraisemblablement le 16 mai.

L’effigie de Huitzilopochtli avait été laissée au pied des degrés de la grande pyramide. Les jeûneurs menaient la danse. Les capitaines suivaient. Les danseurs portaient des manteaux ouvragés entrelacés de fourrure de lapin et de plumes, sur des pagnes de coton brodé. Leurs sandales étaient en peau d’ocelot à semelles de peau de chevreuil et lanières de cuir. Ils portaient des jambières de peau d’ocelot, ornées de clochettes dorées. À leurs toupets de cheveux – leur tête était presque rasée – ils avaient fixé des glands de plumes. Ces nobles personnages arboraient en outre des colliers de jade ou de coquillage, des bracelets d’or sur le haut du bras, des bandeaux de coquillages pour soutenir leurs plumages ; des bracelets de cuir souple sertis de jade dansaient à leurs poignets. Ils portaient encore des ornements d’oreilles, des bijoux de nez, des labrets d’ambre ou de cristal et des plumes de martin-pêcheur. [5] Ils étaient au surplus décorés de plumes multicolores, d’ornements et de peintures.

Les tambours étaient les instruments les plus importants. Il en existait de deux types : le gros huehuetl, construit comme un tambour européen, dans une pièce de bois évidée et bien sculptée, tendu d’une peau de chevreuil peinte ou d’un morceau de papier d’amatl, frappé de la main non avec des baguettes. Le deuxième type, le teponaztli, était un tambour horizontal, également sculpté, frappé avec un maillet enduit de caoutchouc. On le fabriquait dans un bois spécial, de braise veinée de noir. [6] Les flûtes, les fifres taillés dans des os et les conques complétaient l’orchestre.

Quand la danse des nobles commençait, les chansons se suivaient l’une l’autre comme des vagues montantes, selon la formule des informateurs de Sahagún. Il devait y avoir quelque 400 danseurs et plusieurs milliers de Mexica sur le côté, qui frappaient dans leurs mains ou participaient d’une autre manière. La danse principale était celle du serpent. [7] Elle figurait dans de nombreuses cérémonies, pas seulement celle de Toxcatl. Seuls les hommes dansaient en public. Ils se tenaient par la main et dansaient, « si sauvagement que c’en était stupéfiant, » en grands cercles concentriques autour du tambour. Quiconque cherchait à quitter la danse sans permission était repoussé par des surveillants munis de gourdins en pin. On devait observer la discipline jusqu’à la fin. La plus légère erreur, s’écarter un peu des pas traditionnels (ou, pour les musiciens, de la mélodie) entraînait un châtiment. [8] Chez les Mexica, la danse, comme le dirait plus tard Fray Motolinía, n’était pas qu’un divertissement, ou un rite, c’était d’abord une méthode pour s’attirer la faveur des dieux « en les servant et en les appelant de tout son corps. » [9] Les danses mexicaines, aux yeux des conquistadors, étaient supérieures à la Zambra des Maures, c’est-à-dire à la meilleure danse connue des Espagnols de ce temps. [10] Certaines danses du Mexique pouvaient toutefois offenser les bons chrétiens : ainsi, par exemple, de la cuecuexcuicatl, « danse agaçante et grattante », qui prodiguait tant de « gloussements, d’œillades et d’indécente coquetterie » qu’on eût dit une danse destinée aux libertines et libidineux, jugerait plus tard le prude Fray Durán. [11]

C’était l’ombre de Tezcatlipoca, « Titlacauan », qui menait la danse : il avait grandi au côté de son compagnon sacrifié et incarnait à présent la face obscure et débridée du dieu. Il serait lui aussi sacrifié un peu plus tard. [12] L’entouraient la plupart des seigneurs des Mexica, dont beaucoup de parents de Montezuma, l’élite du pays.

Les Mexicains remarquèrent l’entrée des Castillans en armure, munis de leurs épées et de leurs boucliers, sous la conduite d’Alvarado. Mais ils ne réagirent pas. Comment l’auraient-ils pu ? Une fois que la danse avait commencé, une frénésie collective s’emparait d’eux et chaque geste obéissait aux règles du rituel. Ils continuèrent à danser, à chanter les hymnes sacrées, à louer leurs dieux, à les prier de leur fournir la paix, des enfants, la santé et la sagesse. Certaines danses se poursuivaient pendant des heures. Les danseurs avaient parfois la permission de se retirer afin de se restaurer et de prendre du repos puis ils revenaient.

Des Espagnols et leurs alliés indiens – qui comptaient assurément des Tlaxcaltèques – allèrent obstruer les trois accès du sanctuaire : la porte de l’Aigle dans le petit palais, la porte du Roseau et la porte du Serpent d’obsidienne. Une dizaine d’hommes furent postés devant chacune. [13] Alvarado et ses hommes se mêlèrent à la foule. Les Mexica les regardèrent peut-être comme des bouffons déguisés auxquels on permettait parfois de s’insérer dans la danse pour apporter une note comique bienvenue. [14]

Le Castillan avait réparti ses hommes en deux groupes : soixante pour garder Montezuma et tuer le plus possible de sa suite ; soixante autres qui viendraient avec lui dans le temple et tueraient la noblesse mexicaine qui prenait part aux danses. Vázquez de Tapia affirma en 1529, lors de la residencia contre Alvarado, lui avoir dit qu’il ne devait pas tenter cette opération qui était mauvaise ; mais personne d’autre ne l’approuva. Au reste, aucun autre témoin ne se rappelait que Vázquez de Tapia eût dit quoi que ce soit. [15] Fray Juan Díaz, dont on aurait pu penser qu’il exprimerait la voix de la miséricorde, resta remarquablement silencieux.

Quand les portes du temple furent bien fermées, Alvarado cria son ordre : « ¡Mueran ! » (Qu’ils meurent !). Ses hommes se jetèrent sur les danseurs, en commençant par un jeune capitaine qui dirigeait la danse du jour. [16] Son importance dans le rituel était marquée par l’espace ménagé autour de lui dans la chorégraphie. Puis les assaillants se tournèrent vers les prêtres qui jouaient du tambour. Les récits recueillis par Sahagún sont pleins de détails saillants : « Ils entourèrent ceux qui dansaient […] ils s’infiltrèrent parmi les tambours. Ils tranchèrent les bras de celui qui battait le tambour […] puis […] son cou et sa tête vola dans les airs […] Ils les transpercèrent tous de leurs hallebardes et les frappèrent des épées de fer. Ils ouvrirent le dos de certains dont les entrailles se déversèrent à l’extérieur. De certains, ils tranchèrent la tête, et les taillèrent en pièces. Les crânes étaient totalement tranchés. À d’autres, ils frappèrent l’épaule […] taillèrent les jambes […] la cuisse. À d’autres encore, ils frappèrent le ventre et leurs entrailles dégoulinèrent […] » [17] L’un des Castillans, Núño Pinto, fit également sauter le nez d’or de l’effigie de Huitzilopochtli. [18]

Après avoir tué la plupart des danseurs, Alvarado s’intéressa aux spectateurs. Aucun des Mexicains n’avait la moindre arme. Ils furent pris en traître. Aucun d’eux n’avait jamais vu manier des épées de fer, même si certains avaient pu en entendre parler par les Otomí qui avaient combattu les Castillans en lieu et place des Tlaxcaltèques. Certains escaladèrent les murs et parvinrent à fuir. Certains pénétrèrent dans le temple dit tribal et s’échappèrent ainsi. D’autres feignirent la mort : « le sang des chefs, écrit Fray Sahagún qui dut parler avec les survivants du massacre, coulait comme de l’eau, on glissait dessus et une odeur infecte s’éleva … » Les Espagnols pénétrèrent dans chaque temple, ils mirent à sac chaque temple. [19] L’un des prêtres chercha alors à rallier les siens : « Mexica, n’allons-nous pas en guerre ? Ayez confiance … » Ils se mirent à attaquer les conquistadors avec des bâtons de pin qui ne furent guère efficace, bien sûr, contre les épées de Tolède. [20]

La conquête du Mexique, Paris, 2011, pp. 498-502.

Notes

[1Sahagun (FC, ii, 65) donne une description de la perfection masculine requise pour les sacrifices, valant sans doute pour celui-ci : il devait être « comme quelque chose d’arrondi, comme une tomate, ou comme un galet, comme taillé dans le bois (…) pas de cheveux bouclés, plutôt des cheveux longs et droits (…) pas de cicatrices, de pustules, de furoncles (…) son nez devait etre bien droit » - comparable à celle du fameux chevalier de l’Aigle, suggère Mary Ellen Miller, The Art of Mesoamerica (New York, 1986), 214.

[2Voir le masque de diorite de la collection pré-colombienne de Dumbarton Oaks, analysé in Pasztory [13, 52], 154.

[3FC, xi, 68 ; Cod. Ram., 167-75.

[4FC, ii, 68.

[5Cette description des costumes des danseurs vient du Codex Mendoza [1, 29], 56. On a une idée de ce qu’un tlatoani pourrait avoir porté dans le tableau de Nezahualpilli, roi de Texcoco, in f. 108 de l’éd. du Codex Ixtlilxochitl par Jacqueline Durand-Forest (Graz, 1976).

[6Voir G, 148-9 ; Codex Mendoza [1, 29], 56 ; Circa 1492 [5, 39], 557. Une vingtaine de tambours sont conservés : voir Pasztory [4, 35], 270 et Stevenson [2, 41].

[7Selon G, 208, c’était le cas, mais est-ce la même chose que la danse du serpent ? Les Castillans l’appelaient une areyto, terme générique de l’époque pour toute danse indienne. Voir Ixtlilxochitl, 11.

[8Samuel Marti et Gertrude Kurath, in Dances of Anahuac (Chicago, 1964), 15, soulignent que les compositeurs mexicains, bien qu’ils connussent des instruments et des gammes plus avancés venus du sud et du rivage du golfe, continuaient de baser leur musique sacrée sur une gamme pentatonique traditionnelle : des flûtes à 4 trous plutôt qu’à 5, comme dans les cultures plus anciennes.

[9Motolinia, Memoriales [4, 2], 386.

[10G, 172. Ce fut probablement le jugement de Cortés. La zambra se dansait sur des flûtes mauresques (xabelas) ou des instruments comme le luth. C’était une danse gitane. Par la suite, il se peut que la figure 17 intitulée « Les danses mexicaines » du Codex Tovar représente la fête de Toxcatl, comme la voit Jacques Lafaye (Quetzalcoatl et Guadalupe (Paris, 1974), 273). Mais la présence des guerriers de l’Aigle et du Jaguar, selon Michael Coe (in Circa 1492 [5, 39], 571) tendrait à indiquer le contraire.

[11Durán, I, 193. Pour Durán, cette danse ressemblait à une sarabande, mais celle-ci, longtemps tenue pour obscène avant d’être majestueuse, semble être venue de Mexico. Il est possible (voir Stevenson [2, 41], 227) qu’elle soit issue de la cuecuexcuicatl.

[12Ixtlilxochitl, 261.

[13G, 208.

[14Brundage [2, 50], 18 analyse ce point.

[15Res contre Alvarado, 289. Alvarado a dit, comme noté dans les minutes de cette enquête, qu’il s’efforçait juste d’empêcher les Mexicains de gravir le Grand Temple avec l’effigie de Huitzilopochtli et qu’il fut attaqué à ce moment-là, mais cela ne peut être vrai.

[16Codex Aubin [4, 8], 55.

[17FC, xi (1ère éd.), 53.

[18Il déclara qu’il avait « détruit l’idole » (Res contre Alvarado, 134).

[19FC, xii (1ère éd.), 53 ; le Cod. Ram., 88-9 décrit la scène presque de la même façon. Durán (I, 21) conféra avec un conquistador (sans le nommer, mais il ne pouvait s’agir de Fray Aguilar qui accompagnait alors Cortés) qui déclara avoir tué « beaucoup d’Indiens de ses propres mains. »

[20Ce prêtre est censé avoir été l’un des Acatlyacapan (Codex Aubin [4, 8], 56-7).


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