Le triomphe des idées reçues

“Les livres autorisés par la censure ne font qu’exprimer les idées reçues de l’époque.” Car, quand même un censeur serait plus subtil que le commun - ce qui mettrait son successeur en fâcheuse posture ! - sa charge et sa mission mêmes lui enjoignent de ne rien autoriser que ce qui l’est déjà par le commun. Bien pis, si l’ouvrage d’un auteur mort, quoique jamais célèbre de son vivant et même jusqu’aujourd’hui, leur échoie pour se voir accorder un permis d’impression ou de réimpression, s’il se trouve dans ce livre une seule phrase audacieuse, prononcée dans un excès d’enthousiasme - dictée peut-être, qui sait, par l’esprit divin - dans la mesure où elle ne correspondrait pas à leur propre humeur fatiguée, même si elle était de Knox lui-même, le réformateur du Royaume, on ne lui épargnerait pas la biffure : l’intelligence de ce grand homme sera perdue pour toute la postérité et remplacée par la timidité et l’intrépide présomption du censeur professionnel. Et je pourrais dire, à cette heure, quel auteur a récemment subi une telle violence, et dans quel livre qu’il importait de publier fidèlement, mais j’attendrai un moment plus opportun. Mais si ceux qui ont la possibilité de remédier à cet état de choses ne s’y opposent pas sérieusement et à propos, si de tels chancres peuvent librement ronger les périodes les plus exquises des livres les plus raffinés et commettre un crime aussi vil contre les vestiges orphelins des hommes les plus dignes après leur mort, la race infortunée des hommes, dont le malheur est de comprendre, en sera d’autant plus affligée. Désormais, qu’aucun homme ne se soucie d’apprendre, ni ne se soucie d’être plus sage que ne le veut le monde ; car il n’est pas douteux que rester ignorant et indifférent aux grandes questions, se montrer un âne entêté et vulgaire, permettra la seule vie agréable et la seule recherchée.

Areopagitica, Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, pp. 108-9