J’ai souvent vu ce grand homme et conversé avec lui, et été témoin de nombre de ses grandes actions ; et j’assure mon lecteur que les cours les plus illustres n’eussent pu engendrer un homme plus brave, qu’il s’agisse de son courage physique ou de son esprit, un jugement plus sûr, plus de finesse, une conversation plus douce et divertissante. Il en savait presque autant que s’il avait beaucoup lu ; il avait entendu parler des Romains et les admirait ; il était informé des récentes guerres civiles en Angleterre et de la mort atroce de notre grand monarque et en parlait avec toute la raison et l’horreur de l’injustice imaginables. Il avait des manières très belles et gracieuses et toute la civilité d’un grand personnage bien élevé. Il n’avait rien de barbare dans sa nature et se comportait en tous points comme s’il avait été élevé dans quelque cour d’Europe.
La grandeur d’âme et la droiture de caractère d’Oroonoko m’inspirèrent un grand désir de le voir, surtout lorsque je sus qu’il savait le français et l’anglais et que je pourrais lui parler. Mais bien que j’eusse tant entendu dire de choses sur son compte, je restai aussi interdite en le découvrant que si je n’en savais rien, tant je le trouvai dépassant tous les récits. Il pénétra dans la pièce et s’adressa à moi, ainsi qu’à quelques autres femmes, avec la meilleure grâce du monde. Il était plutôt grand, mais le mieux proportionné qu’on puisse rêver ; le sculpteur le plus célèbre n’aurait pu réaliser un corps plus admirablement formé des pieds à la tête. Son visage n’était pas de ce noir-brun, rouillé, qu’ont en partage la plupart des êtres de cette nation, mais d’un ébène parfait ou d’un noir de jais brillant. Il avait les yeux les plus redoutables qui fussent et très perçants ; le blanc en était comme de la neige, ainsi que ses dents. Son nez était droit et romain, au lieu d’être africain et écrasé. Sa bouche, de la forme la plus délicate qui se puisse voir, loin de ces grosses lèvres retournées si habituelles au reste des nègres. Toute la proportion et l’allure de son visage étaient si nobles, si harmonieux, que sa couleur exceptée rien ici bas n’eût été plus beau, agréable et séduisant. Pas une grâce ne lui manquait, qui porte l’empreinte de la véritable beauté. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules, par le secours de l’art ; c’est-à-dire qu’il les décrêpait en se servant d’un tuyau de plume et les gardait soigneusement peignés. Et les perfections de son esprit n’étaient pas en reste sur celles de sa personne ; car ses discours étaient admirables sur presque tous les sujets ; quiconque l’eût entendu parler aurait été convaincu de l’erreur qu’il y a à croire que tout brillant esprit ne se trouve que chez les hommes blancs, notamment ceux de la chrétienté ; et aurait confessé qu’Oroonoko était même aussi capable de bien régner, et de gouverner aussi sagement, qu’il avait une âme aussi grande, des maximes aussi subtiles et était aussi respectueux du pouvoir que tout prince civilisé dans les écoles les plus raffinées d’humanité et de savoir, ou dans les cours les plus illustres.
Extrait d’Oroonoko, pp. 84-5, GF, Paris, 2009