Guillaume Villeneuve, traducteur
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L’aventure du grec et du latin

mardi 12 août 2008, par Guillaume Villeneuve


Le poète Mîr Camar Uddîn Mast déclare : “S’asseoir pour parcourir la région du monde spirituel ; j’ai trouvé cet avantage dans les livres. Être enivré par un unique verre de vin ; j’ai connu ce plaisir en buvant la liqueur des doctrines ésotériques.” Je gardai l’Iliade d’Homère sur ma table tout l’été, bien que je n’y jette un coup d’œil que de temps en temps. Un labeur manuel constant, car je devais finir ma maison et biner mes haricots en même temps, m’empêchait d’étudier davantage. Pourtant, je me sustentais par la perspective de cette lecture à venir. Je lus un ou deux récits de voyage superficiels à mes moments de repos jusqu’à ce qu’une telle occupation me fît honte et que je me demande où se passait ma vie à moi.

L’étudiant peut lire Homère ou Eschyle en grec sans risque de divertissement ni de sybaritisme car cela signifie qu’il imitera dans une certaine mesure leurs héros et consacrera les heures du matin à leurs pages. Les livres héroïques, même imprimés dans notre langue maternelle, seront toujours une langue morte aux temps dégénérés ; il nous faut chercher laborieusement le sens de chaque mot, de chaque vers, supposer un sens plus vaste que ne l’autorise l’usage commun, en fondant sur la sagesse, la valeur et la générosité qui nous appartiennent. L’édition moderne, bon marché et intarissable, a peu contribué, en dépit de toutes ses traductions, à nous rapprocher des auteurs héroïques de l’antiquité. Ils paraissent aussi solitaires, et la lettre dans laquelle ils sont imprimés aussi rare et curieuse qu’avant. Cela vaut d’y consacrer des jours de sa jeunesse et des heures précieuses, que d’apprendre seulement quelques mots d’une langue ancienne, qui échappent à la trivialité de la rue et seront de constantes suggestions, de constantes invites. Ce n’est pas en vain que le fermier se rappelle et répète les quelques mots latins qu’il a appris. D’aucuns évoquent parfois la nécessité de substituer enfin des études plus modernes et concrètes à celle des classiques ; mais l’étudiant aventureux étudiera toujours les classiques, quelle que soit leur langue et leur antiquité. Car que sont les classiques sinon les pensées les plus nobles conservées par l’homme ? Ce sont les seuls oracles qui ne soient pas caducs, et l’on y trouve des réponses aux requêtes les plus modernes que n’ont jamais données Delphes ni Dodone. Nous pourrions aussi bien négliger d’étudier la Nature sous prétexte qu’elle est vieille. Bien lire, c’est-à-dire lire de vrais livres dans un esprit de vérité, est un noble exercice, qui exigera du lecteur plus qu’aucun autre exercice estimé par son temps. Il nécessite une ascèse semblable à celle subie par les athlètes, la tension résolue de presque toute une vie vers cet objet. Les livres doivent se lire aussi hardiment et prudemment qu’ils furent écrits. Il ne suffit même pas de pouvoir parler la langue de la nation qui les a écrits car il existe un intervalle mémorable entre le langage entendu et le langage lu. L’un est souvent passager, un son, une langue, un simple dialecte, presque brut, et nous l’apprenons inconsciemment, comme les brutes, de nos mères. L’autre en est la maturité et l’expérience ; si l’un est notre langue maternelle, l’autre est notre langue paternelle, une expression réservée et choisie, trop riche de sens pour être entendue par l’oreille, et pour la parler nous devons renaître. Les meutes de gens qui se contentaient de parler le grec et le latin au Moyen Âge n’étaient pas autorisées par l’accident de la naissance à lire les œuvres de génie écrites dans ces langues ; car celles-ci n’étaient pas écrites dans le grec ou le latin qu’ils connaissaient, mais dans la langue choisie de la littérature. Ils n’avaient pas appris les plus nobles idiomes de la Grèce et de Rome, et les matériaux-mêmes qui portaient ces écrits étaient pour eux du papier d’emballage ; ils goûtaient à la place une littérature bon marché et contemporaine. Mais quand les diverses nations d’Europe eurent acquis en propre des langues écrites distinctes quoique grossières, qui suffisent aux desseins de leurs littératures naissantes, alors le premier savoir ressuscita et les érudits furent à même de discerner dans cet éloignement les trésors de l’antiquité. Ce que la multitude romaine et grecque ne pouvait entendre, après le passage des âges quelques érudits le lurent, et seuls quelques-uns le lisent encore.

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sont les étoiles et libre à ceux qui le peuvent de les lire.

Extrait de “Reading”, in Walden, ou la vie dans les bois (1854). Traduction inédite (2008).


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