La civilisation grecque semblait avoir l’eau pour centre. Les grandes batailles contre les Perses eurent lieu non loin de sources célèbres. Quand Lysandre, le général spartiate, est tué sous les murailles de Haliartos, l’historien ne peut s’empêcher d’interrompre son récit pour préciser qu’il se trouvait “près d’une source du nom de Kissoussa où Dionysos nourrisson fut selon la légende lavé par ses nourrices après sa naissance ; quoi qu’il en soit l’eau y avait quelque chose de la couleur et du pétillement du vin ; elle est pure et très douce au palais.” Les événements significatifs de leur vie, comme ceux de l’histoire, étaient liés à l’eau. Comme les oracles, les mystères d’Éleusis prenaient place dans une région riche en sources naturelles. On enterrait la plupart du temps les champions olympiques près des fleuves frontaliers, tel Korœbos, l’Éléate qui remporta la première course aux premiers Jeux olympiques. Les Jeux eux-mêmes se déroulaient à proximité de sources ou de fleuves célèbres, dont les eaux s’écoulaient autour des stades et parmi les spectateurs. Pour le poète lyrique Pindare, la grâce du mouvement athlétique évoquait l’eau pure déferlant sur le sable. Au milieu de l’été, quand les rivières grecques se réduisent à un filet d’eau, l’Alphée continue à dévaler tel un torrent de montagne la plaine d’Olympie en offrant la plus merveilleuse des baignades. L’entourent des platanes, comme la plupart des eaux de source en Grèce, et c’est sous quelques platanes “larges et feuillus” que Socrate conduisit son dialogue sur la nature de l’amour et de la beauté dans le Phèdre, près d’une source “très belle” qui s’écoulait en contrebas, dont l’eau était “très fraîche, à en juger par mes pieds, et les figurines et les offrandes semblaient la consacrer à certaines nymphes et à Acheloüs.” Ce cours d’eau jadis sacré, l’Illissos, coule désormais sous terre à travers les égouts d’Athènes pour se jeter dans le Céphise avant de se mêler à la mer par un marais où Byron tira la bécasse de son déjeuner. Il y a deux cents ans, quatorze fontaines publiques, alimentées par les aqueducs antiques, désaltéraient encore la ville. L’archéologie moderne n’a mis à jour que quelques filets d’eau sur les sites des sources publiques de l’Antiquité.
Quand, sous le coup de la désolation, les Romantiques du XIXe siècle déploreraient que l’homme moderne eût perdu la conception mytho-poétique du monde, laquelle permettait d’humaniser le cadre naturel et de se sentir chez soi dans l’univers, c’est vers les divinités des eaux qu’ils se tourneraient, désespérés. C’était leur absence qu’ils ressentaient le plus fort, c’était à travers elles qu’ils exprimaient leur dégoût de la vie contemporaine. Dans semblable climat, Wordsworth ne pouvait espérer entendre “le vieux Triton souffler dans sa conque enguirlandée”, ni Matthew Arnold “l’effusion divine de l’eau dorienne”. Edgar Allan Poe déplorait que la Science eût “arraché la Naïade à son flot”, et ce furent “les mines de Naïade d’Hélène” qui lui firent comprendre “la Gloire qu’était la Grèce, et la Grandeur qu’était Rome”. Léopardi songeait avec nostalgie aux temps où “les cours d’eau étaient les gîtes des nymphes blanches, leur abri et leur verre les sources liquides.” Dans ‘La Bièvre,’ Huysmans s’attarde sur la contamination de la petite rivière polluée par l’industrie et décrit la torture de sa nymphe fluviale. Les ‘Fragments du Narcisse’ exprimaient l’ardent désir de Valéry pour la beauté sertie dans la “paix vertigineuse” des eaux - “sans vous, belles fontaines, /Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines...”
Lors de son séjour en France, Hölderlin, qui aspirait à rendre les dieux de la Grèce à un monde stérile, fut aperçu par une jeune fille : chaque jour, il traversait la propriété de son père, enthousiasmé par les lacs artificiels ornés de vingt-quatre statues de divinités antiques. À chacune tour à tour il adressait d’humbles hommages. On l’entendait murmurer : “L’eau devrait être aussi propre que celle du Céphise ou celle de la source d’Érechtée sur l’Acropole.”
Extrait de The Swimmer as Hero, Londres, 1992, pp. 56-8. À paraître sous le titre Héros et Nageurs chez Nevicata, Bruxelles, en juin 2019.