Guillaume Villeneuve, traducteur
Accueil > Extraits > XXe siècle > Andrew Graham-Yooll > Un État de peur > Enlèvements de masse

Enlèvements de masse

mardi 6 décembre 2022, par Guillaume Villeneuve


Aussitôt après le coup d’État du 24 mars 1976, le flux de personnes venant signaler l’enlèvement de parents par les membres des forces de sécurité n’avait plus cessé. Le concept de vengeance contre ceux qu’on avait rangés à gauche – militants ou sympathisants - au cours des quatre années précédentes d’instabilité politique semblait illimité. Des épouses – plus exactement des veuves – disaient que leurs maris, enfermés dans un appartement, avaient été précipités vers la mort par la fenêtre. D’autres avaient été tabassés jusqu’à perdre connaissance devant chez eux avant d’être emmenés. Leurs enfants et leurs femmes, dans l’hypothèse où tous n’étaient pas enlevés, avaient été réveillés pour voir tourmenter celui qu’ils aimaient tandis que leur foyer était systématiquement détruit. Un jour, les intrus étaient arrivés avec un camion où ils avaient tout chargé, depuis le contenu de l’armoire à pharmacie de la salle de bains jusqu’à la machine à laver. Certains enfants étaient enlevés avec leurs parents pour disparaître, d’autres laissés sur le trottoir, avec un écriteau en carton autour du cou, portant le griffonnage de leurs nom et adresse.

Certaines femmes fondaient en larmes en parlant de leurs hommes ou de leurs enfants ; certains parents faisaient d’élégants préambules comme s’ils ne pouvaient s’abaisser à demander de l’aide : leur propres opinions politiques n’ayant rien à voir avec celles de leurs enfants, ils tentaient d’afficher un détachement relatif s’agissant de leur progéniture. Un jour, un homme se présenta à midi en salle de rédaction avec la copie d’un ordre judiciaire de recherche pour prier qu’on le publie, mais en omettant son adresse. Trois heures plus tard, il revint pour demander qu’on ne publie rien. « J’ai fait tout ce que je pouvais pour mon fils ; il était assez grand pour savoir dans quoi il s’était fourré. » On ne parvint pas à le convaincre que le jeune homme avait pu n’être fourré dans rien du tout. Il s’en alla en larmes, mais toujours sans vouloir de publication ; il avait un métier à garder et ne voulait pas de problèmes.

Le directeur de l’information pesta, tempêta. Comment pouvait-on renier ses enfants ? Comment pouvait-on les oublier à la manière d’un parapluie dans un train ou les perdre comme un chien dans la rue ? Mais il tempêta tout seul. En réalité, la plupart des rédacteurs le méprisaient de risquer le sort du journal au nom des droits de l’individu et de la morale civilisée ; les forces armées ne faisaient qu’utiliser des méthodes musclées pour débarrasser le pays de la menace de la Gauche. « Vous vous rappelez l’Algérie ?, » demandaient-ils. « Eh bien, c’était là les méthodes naguère employées en Algérie par la France. »

Un État de peur, Nevicata, Bruxelles, 2022. pp. 125-6


Mentions légales | Crédits