Guillaume Villeneuve, traducteur
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La Chine communiste au Tibet

dimanche 4 décembre 2022, par Guillaume Villeneuve


Quelques semaines après que le régime de Saddam Hussein fut tombé sous les forces de la coalition états-unienne, je m’entretins avec une prisonnière de conscience tibétaine du nom de Ngawang Sangdrol. À l’époque, elle n’avait encore que vingt-cinq ans mais avait passé près de la moitié de sa vie derrière les barreaux. C’était la plus connue d’un groupe de moniales emprisonnées pour avoir protesté contre l’occupation continue du Tibet par la Chine – j’étais un peu informé des coups et tortures qu’elle avait subis de ses gardiens. C’est à sa taille que je ne m’attendais pas. Sangdrol faisait à peine 1, 65 m et elle était menue – trop menue. Je devinais les os de ses épaules sous son mince cardigan. Ce que pouvait lui infliger un homme armé d’une barre de fer n’était pas difficile à imaginer. (...)

Cette fois, on l’incarcéra à Drapchi, le complexe pénitentiaire empruntant son nom à un régiment de l’armée tibétaine qui y était autrefois caserné. L’armée de Chine populaire l’avait confisqué pour enfermer les prisonniers après le soulèvement de Lhassa de 1959. En guise de quarantaine politique, deux nouveaux quartiers (ou rukhags) furent ouverts pour les dissidents incarcérés après cette nouvelle vague d’agitation. Les hommes, souvent des moines, occupaient le quartier 5 ; son père se trouvait là. Les femmes se trouvaient au quartier 3. Bien que les hommes fussent toujours plus nombreux que les femmes, les autorités durent élargir le quartier 3 à cause de l’afflux des moniales protestant en nombre. L’existence y était dure et brutale. Sangdrol fut assignée à l’usine de tapis de la prison avec un quota quotidien. Si elle ne l’observait pas, elle était battue ou privée de nourriture. Malgré tout, les protestations continuèrent. L’une des prisonnières fit passer un magnétophone en cachette et quatorze moniales écrivirent et enregistrèrent des chansons sur leur vie en prison et leur résistance à l’occupant. Chacune donnait son nom et dédiait une chanson ou un poème à des amis ou partisans ne les ayant pas oubliées en racontant les coups reçus et leur engagement pour l’indépendance du Tibet. Les enregistrements, sortis discrètement de Drapchi, parurent à l’extérieur en album. En octobre 1993, à peine plus d’un an après sa première condamnation à trois ans, Sangdrol fut condamnée à six ans de plus, pour son rôle « dans la diffusion de propagande contre-révolutionnaire ».

La directrice du quartier 3 était une Tibétaine quadragénaire du nom de Pema Butri, qui se rendait après le travail dans une chapelle voisine pour dire ses prières. Elle traitait les moniales de dumo – « diablesses » – et leur faisait payer tout manque de respect. Elle fit de Ngawang Sangdrol sa tête de Turc à cause de ses petites provocations. En mars 1996, Sangdrol était assise devant son quartier. Il neigeait. Pema Butri arriva avec un petit groupe de gardiens et, apercevant la petite prisonnière, lui dit de se lever, ce qu’elle refusa de faire. Un gardien la fit se lever de force et les autres se mirent à la frapper. Sangdrol échappa à leurs coups et entonna des slogans politiques. Puis un certain chaos régna jusqu’à l’arrivée de la police armée qui voulut savoir qui était à l’origine des troubles. Pema Butri désigna Sangdrol mais un policier proche crut qu’il s’agissait d’une autre femme, Pema Phuntsog, à laquelle il administra un coup au ventre. « Pas elle, reprit la gardienne, celle-ci ! » Bien que Phuntsog n’eût rien fait de mal, toutes deux furent traînées à l’isolement, ce que les prisonniers tibétains appelaient une « cellule obscure », un cachot sans fenêtre ni lumière. On laissa un cachot vide entre elles.

Une grille métallique se trouvait dans le plafond de la cellule de Sangdrol à travers laquelle un prisonnier condamné pour crime pouvait l’observer. Un peu de la lumière de sa cellule à lui filtrait dans son cachot. Les bras écartés, elle pouvait en toucher les deux murs. Son matelas, une fois déroulé, recouvrait presque tout le sol. Dans un coin se trouvait un trou où déféquer. La puanteur était telle que les gardiens préféraient rester à l’extérieur. Parfois, alors qu’elle dormait, un rat sortait du trou ; une nuit d’hiver, il s’insinua dans la manche de son uniforme de prison pour s’abriter dans la chaleur de son aisselle. Il n’y avait pas de chauffage, fût-ce au plus fort de l’hiver tibétain. La nuit, l’eau gelait dans son robinet. Elle souffrait en permanence du dos à force de dormir sur un matelas mince sur le sol glacé ; il arrivait que les gardiens lui hurlent dessus en pleine nuit pour vérifier qu’elle vivait encore.

Sangdrol passait ses jours à prier, en regardant par un interstice du guichet de la porte une ombre dans le couloir. Si le bord sombre de cette ombre se mettait à vibrer, elle savait qu’un gardien approchait. Car elle était battue s’il la surprenait à prier. Sous l’uniforme de la prison, elle portait un mince pull-over rouge dont elle avait décousu un fil pour se fabriquer un mala, un rosaire. Elle pouvait ainsi compter ses prières pour le Dalaï-lama, pour des saints comme Tsongkhapa, inspirateur de la tradition geluk, pour être libérée de la souffrance psychologique qui lui était infligée. Elle regrettait d’avoir été chassée si jeune du couvent : elle n’avait pas eu le temps d’apprendre correctement le bouddhisme. Les moniales plus âgées lui semblaient plus fortes, moins irritées. Chaque soir, pourvu que les gardiens soient absents, Pema et elle se hélaient pour se redonner du courage. Pour finir, les autres femmes du quartier 3 entamèrent une grève de la faim contre leur châtiment et toutes deux furent tirées du cachot au bout de six mois. Quand enfin elles purent se parler librement, Sangdrol demanda à sa camarade pourquoi elle avait reconnu avoir crié des slogans alors qu’elle ne l’avait pas fait. Phuntsog sourit : « Pour te soutenir. » Sangdrol fut à nouveau jugée et condamnée à huit ans supplémentaires, en plus des neuf qu’elle accomplissait. Elle venait d’avoir dix-neuf ans.

La raclée qui faillit la tuer lui fut administrée au printemps 1998.(...)

Himalaya, Bruxelles, Nevicata, 2022, pp. 523, 526-9.


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