Guillaume Villeneuve, traducteur
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Voyage en train

jeudi 17 janvier 2008, par Guillaume Villeneuve


Le train emmenant Yeovil vers Torywood glissait et brinquebalait vers l’ouest à travers une contrée de rêve, le paysage brumeux de l’Angleterre en été. De l’autre côté des vitres du train, on oubliait la laideur brutale et nue du chemin de fer et l’œil se posait seulement sur la solitude verte qui se déroulait avec la fuite des kilomètres. Les mèches profondes des hautes herbes et des herbes folles se dressaient, champ après champ, entre les frontières feuillues des haies et des taillis, se levaient de plus en plus haut jusqu’à toucher les branches basses et rasantes des arbres qui leur faisaient de l’ombre ici et là. De larges rus, bordés d’une lourde frange de roseaux et de carex, serpentaient dans un lointain verdâtre où bois et prés semblaient se perdre à l’infini ; d’étroits ruisselets, perdus au regard dans la végétation qu’ils nourrissaient, ne révélaient leur présence que par les herbes aquatiques qui formaient un ruban de verdure crue se faufilant sur le vert plus doux des prés. Sur les berges, des poules d’eau marchaient à pas confiants et saccadés, avec la hardiesse nonchalante de celles qui ont un ou deux éléments supplémentaires à leur disposition ; des perdrix plus timorées filaient à l’apparition du train, n’étaient que pattes et cols, tels de petits elfes des forêts fuyant le contact des hommes. À l’horizon, au-dessus de la cime des arbres, un héron ou deux passaient à lents battements d’ailes, semblant partis pour un voyage incommensurablement plus long que le train qui se hâtait, frénétique sur les rails. De temps en temps les prés se changeaient soudain en vergers et les arbres rapprochés révélaient déjà l’imminence de la récolte, avant que des tas de fumiers et des fermes ne s’offrent au regard ; des vaches laitières, massives, rouannes, pies, mouchetées, se tenaient devant le portail, paresseusement irritées par les piqûres d’insectes, et des escouades de canards serrés les uns contre les autres s’immobilisaient, indécises, entre les charmes de l’abreuvoir et le voisinage séduisant de la cuisine. Là-bas, sur les berges de quelque bief impétueux, dans un cadre de taillis et de champs de blés, on parvenait à deviner un village, un soupçon de toit rouge, de cheminée enguirlandée de gris, de vieux clocher sur lesquels flottait un calme heureux, assuré, comme le murmure rêveur d’un ruisseau à truites et le croassement lointain des corbeaux.

Extrait de Quand Guillaume vint, Paris 2003, pp.129-30. Épuisé.

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