“Et notre imagination s’enracine dans la terreur eschatologique”
Joseph Brodsky,
Hommage à Marc-Aurèle
Épicure semble bouddhiste avant l’heure, trois siècles avant notre ère. Tel Bouddha, il récuse l’idée que l’homme ait besoin des dieux ; ironie du sort, tel Bouddha, il sera divinisé par ses disciples puisqu’il leur propose de “vivre comme un dieu parmi les hommes” ; il veut lui aussi délivrer l’homme de la souffrance et de l’effroi ; la communauté qu’il fonde à Athènes, dans un jardin, d’où son nom, vit en autarcie et ressemble pas mal à un monastère, bouddhiste ou autre.
On ne parle jamais que de soi : notre sage grec, bien que riche, fut malade toute sa vie, d’où son obsession de la souffrance et sa définition minimale du plaisir : une absence de souffrance. D’où son souci de ce que nous communiquent les sens ; d’où la séduction de sa doctrine pour les cuisiniers entre autres, tel le Catius d’Horace dans la quatrième satire du livre II !
La doctrine épicurienne, précisément, ne nous est plus connue que par bribes, trois lettres et quarante maximes transmises par Diogène Laërce dans sa biographie qui vient couronner, un peu comme le Michel-Ange de Vasari, sa somme consacrée aux grands philosophes grecs : de ces trois lettres, la plus longue et complexe est celle traduite ici, résumé adressé à son disciple Hérodote - rien à voir avec l’historien du Ve siècle, bien sûr - sur les points fondamentaux de la conception épicurienne de l’univers ou de la nature (la physique).
Épicure n’est pas l’inventeur de la théorie atomiste : Diogène Laërce, toujours lui, nous rappelle (IX, 44) comment, au Ve siècle, Démocrite ne repérait, après Leucippe, qu’atomes et vide dans l’univers. Pour lui, l’âme était la raison et son déterminisme atomiste était absolu : la liberté physique n’existait pas.
C’est la théorie que notre auteur va raffiner et dont il expose ici les rudiments. Le vide, le non-être qui est, permet aux atomes et aux agrégats de se mouvoir. Le vide est un “incorporel autonome” qui offre aux atomes la possibilité d’un mouvement perpétuel car “il n’agit ni ne réagit”. Leur chute dans l’univers entraîne son expansion permanente et la pluralité des mondes : y a-t-il là une notion contredite par nos physiciens modernes ?
En outre, la structure granulaire de tous les corps limités implique, en l’absence d’état physique stable et défini, une déperdition constante des surfaces. Cette déperdition n’est pas que négative : positive, elle permet la connaissance physique et sensorielle. Épicure définit la théorie des simulacres (ou répliques) issus des objets, qui alimentent nos sens, créent sensations et affections, lesquelles sont “entièrement dévoilantes [1]” : le sujet cartésien et moderne considérant l’objet extérieur n’existe pas pour lui. Lucrèce développera abondamment cette théorie du simulacre dans son long poème sur l’univers [2] au Ier siècle avant notre ère.
Cette cosmogonie ne rend-elle pas admirablement compte de la fluidité de nos vies ? Elle répond en tout cas à notre sentiment constant de vivre comme en rêve et que la vie comme les sensations nous échappent. Épicure n’en est pas moins hanté, surtout dans les maximes [3], par l’idée de la torture et la menace de l’atteinte physique qu’autrui peut nous infliger. Il en bannit la crainte comme celle de la mort : nous ne devons pas redouter ce qui ne nous concernera plus.
Quant aux dieux : s’il est vrai que la question des fins dernières conditionne notre imagination, celle-ci et notre inquiétude décident de notre théologie. Or Épicure s’inscrit dans une tradition qui court d’Aristote à Laplace, l’auteur de L’exposition du système du monde, qui rétorquait à l’ogre corse n’avoir pas eu besoin de l’hypothèse d’un Dieu créateur. Aristote, lui, concevait un dieu dont la connaissance ignorait l’univers et dont l’influence sur celui-ci ne méritait pas le nom d’activité car inconsciente [4]. Épicure se contente de tirer les conclusions de cette conception : les dieux existent, certes, mais parce qu’ils sont parfaits, ils ne se soucient ni de la nature ni de nous qui allons notre cours d’atomes dans l’infini [5]. Parce qu’il est infini, l’univers n’est pas centré, ni linguistiquement, ni ethniquement : Épicure s’inscrit dans un monde hellénistique authentiquement ouvert sur l’étranger, parfaitement illustré par l’entrée en matière de son biographe, malgré qu’il en ait [6].
Ayant affirmé, plus que prouvé, que l’univers n’est que matériel, que les dieux et la mort n’existent pas, que la liberté de penser est totale, notre sage “Sauveur” (ses disciples lui attribuaient cette dignité rédemptrice de Sôter) décide de refouler la science, comme la société, hors de l’enceinte du Jardin. En fait partie, dans l’Antiquité, l’astrologie, variante de l’astronomie : or “l’effroi né de leur savoir supplémentaire est incapable de fournir une solution” aux savants.
L’étude de la physique ne nous sert que pour fonder l’éthique, et son rôle ne va pas plus loin. D’ailleurs, le matérialisme des savants ne rend pas compte du phénomène qu’est la volonté. Il faut ajouter, au déterminisme pur et fataliste de Démocrite, l’idée du clinamen, déviation imprévue des atomes dans leur course, qui introduit dans l’univers la volonté et l’idée d’une création absolue : Épicure limite dans le temps la nécessité causale démocritéenne. Telle est la manière dont il explique la liberté du vouloir. L’univers n’est pas un objet, mais un champ créateur et infini d’initiatives.
Est-ce à dire que le sage ne ressentira pas l’affliction [7] ? Sa sérénité - le dernier mot de notre lettre - résultera de sa maîtrise des principes de la doctrine épicurienne. Il ne fondera pas de famille, mais saura que “de tous les moyens de connaître le bonheur dans la vie, il n’en est pas de plus important que l’acquisition d’amis [8]." Il n’ignorera pas que la seule chose qui excuse la folie ou la brutalité de l’homme est d’avoir inventé le concept de ce qui n’existe pas : le vide.
Texte donné en postface à ma traduction de la Lettre sur l’Univers d’Épicure, Éditions Mille et Une Nuits, Paris, 1998.
[1] Note de Marcel Conche à son édition d’Épicure, Lettres et maximes, PUF, 1987, (58, n°9) p. 151.
[2] De natura rerum, livre IV, édition J. Kany-Turpin, Aubier, 1993.
[3] On peut toutefois repérer la trace de cette hantise dans telle phrase de notre lettre : “L’âme persistant dans le corps ne cesse jamais de sentir quand même une autre partie est ôtée.”
[4] Sir David Ross, Aristotle, Routledge, 1995, p. 188.
[5] “Car les soucis, les ennuis [...] ne font pas bon ménage avec la béatitude.”
[6] Diogène Laërce, I, 1 : “Certains disent que le début des études philosophiques vient des étrangers.” “Aristote et Théophraste, Zénon, Cléanthe et Chrysippe furent tous des étrangers à Athènes”, Eric Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. M. Gibson, Flammarion, 1977, (p. 234). On trouve un point de vue contraire sous la plume de Peter Green, D’Alexandre à Actium, Robert Laffont, 1997, (p. 343 et suiv.).
[7] Diogène Laërce, Vie d’Épicure, X, 119
[8] Ibid., 120, Maximes souveraines, n°27.