Il s’attarda ensuite sur l’administration de notre Trésor ; en déclarant qu’il pensait que la mémoire me trahissait quand j’estimais nos impôts à environ cinq ou six millions par an ; quand j’évaluais les dépenses, elles se montaient parfois à plus du double ; les notes qu’il avait prises, en effet, étaient très détaillées ; car il espérait, comme il me l’avait déclaré d’emblée, que la connaissance de nos méthodes pourrait lui servir ; il n’avait pu se tromper dans ses calculs. Mais si je n’avais pas erré, comment un royaume pouvait-il épuiser son crédit à la manière d’une personne privée ? Qui étaient nos créditeurs ? Où trouvions-nous de quoi les payer ? Il s’émerveillait de m’entendre parler de guerres aussi onéreuses et étendues ; il fallait que nous fussions un peuple querelleur ou vivions parmi de très mauvais voisins ; et nos généraux ne pouvaient qu’être plus riches que nos rois. Il me demanda ce qui nous poussait à sortir de nos îles, à moins d’avoir à commercer ou à traiter, voire à défendre nos rivages grâce à notre flotte. Par dessus tout, il était stupéfait de m’entendre parler d’une armée mercenaire en pleine paix, parmi un peuple libre. Il affirma que si nous étions gouvernés librement dans les personnes de nos représentants, il ne voyait pas de qui nous pouvions avoir peur, ou contre qui nous devions combattre ; selon moi, une maison privée n’était-elle donc pas mieux défendue par son propriétaire, ses enfants et sa famille que par une demi-douzaine de forbans ramassés dans la rue, pour un salaire de misère, qui pourraient récolter cent fois plus en leur coupant la gorge ?
Les Voyages de Gulliver, À Brobdingnag, Paris, 1997, pp. 194-5.