Guillaume Villeneuve, traducteur
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L’heure bleue

dimanche 7 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Je me levai brusquement, éprouvant aussitôt une vive douleur. Je m’éloignai lentement le long du quai. Derrière la barrière blanche et basse au-delà de la seconde voie, c’était la mer, légèrement ridée sous le ciel sans nuages. Bientôt, je le savais, s’opèrerait un renversement stupéfiant de couleurs, lorsque le ciel rosirait au-dessus de la mer bleue et que celle-ci se ferait rose sous un ciel bleu.

Je m’immobilisai devant l’un des panneaux encadrant la porte de la salle d’attente, celui des horaires de départ. J’allais l’étudier, ou du moins feindre de l’étudier jusqu’à l’arrivée d’Edmund. J’étais déterminée à ne plus m’approcher de Clarence jusqu’à ce moment. Il n’est pas fou à lier, me dis-je, car lorsque je lui ai rappelé que j’étais connue dans le coin, une lampe s’est allumée dans sa tête. Ou plutôt non, c’est vrai : il est fou. Car même les meurtriers d’enfants ne passent pas à l’acte quand ils sont au milieu des gens.

Puis une sonnette se mit à tinter, à quelques mètres de moi, aiguë et tressautante. Je savais qu’elle annonçait qu’un train venait de quitter la gare de Vintimille et s’approchait de Bordighera. Le séduisant chef de gare quitta son bureau vitré où les divers voyants lumineux ne cessaient de clignoter comme autant de joyaux répandus sur les tableaux : il y régnait en maître privilégié d’une grotte aux trésors.

La visière de sa casquette écarlate jetait une ombre sur son visage - le visage émacié d’un homme approchant la quarantaine, mais la silhouette svelte dans l’uniforme ajusté était celle d’un jeune homme qui se tenait si droit que tous ceux qui l’entouraient paraissaient vautrés et avachis. Il se posta sous l’horloge et posa la main sous le cordon dépassant de sa poche de poitrine comme pour s’assurer que le sifflet s’y trouvait bien.

Il me regarda.

J’allai le trouver.
- Comment allez-vous ? fis-je.
- Dès que je vous vois, je vais bien, répondit-il.
- Mais dites-moi, il ne peut pas s’agir déjà du train rapide pour Gênes, il est beaucoup trop tôt ?
- Je ne vous dirai pas le contraire. Pour deux raisons. D’abord parce que vous avez raison : c’est l’omnibus de Savone. Ensuite, parce que même si ce n’était pas vrai, ça le deviendrait. Tout ce que dit une jolie femme est vrai.
Il avait une façon, en se taisant, de clore ses longues lèvres étroites et de sourire des yeux qui me déchirait le cœur.
- Combien de fois et à combien de femmes avez-vous fait cette réponse ?
- Et quand cela serait ? C’est la vérité, et une vérité est-elle moins vraie d’avoir été répétée ?
Je savais que nous versions dans un pur marivaudage. C’était une sorte de jeu des figures : on pouvait croiser, décroiser, recroiser les ficelles, former à l’infini le même motif, aussi longtemps que nécessaire.
Il ajouta :
- C’est vrai et je suis sincère. S’agissant d’un homme et d’une femme, vient un moment où l’homme ne peut mentir. (Il me lança un regard profond et souriant.) Comme vous le savez. (Ses lèvres frémirent légèrement.) Ou ne le savez-vous pas ?
Je ne dis mot.
- Depuis combien d’années ne le savez-vous plus ?
Je ne disais mot.
- Mais ce n’est pas le plus affreux, n’est-ce pas ? Avant, vous n’aimiez pas cela. C’était une obligation. De votre part. Aujourd’hui, c’est encore pire. Parce que vous héritez de son amertume à lui. Il vous fait des reproches. Tout est de votre faute, n’est-ce pas ? C’est vous qui l’avez épuisé. C’est la vieille histoire habituelle, toujours renouvelée. Inutile de me la raconter. C’est moi qui fais la conversation, maintenant.
- Est-ce une chose que vous avez lue entre les arrivées et les départs ?
- Je mène une double vie. La nuit, je fais des rondes et j’écoute aux portes.
- Je suis sûre que vous faites des rondes nocturnes. Mais je ne crois pas que vous colliez l’oreille aux portes et perdiez votre temps.
- Quoi ? Moi ? Avoir une femme dans mon lit en pleine nuit ? Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas un mari. Cent vingt secondes. L’horloge qui se trouve au-dessus de moi les égrènera en deux minutes. Après quoi on s’écarte, on se tourne le dos et l’on s’enfonce dans le sommeil. Et quelle impression en retire-t-on ? On se sent comme une prostituée. Je ne fais l’amour qu’en fin d’après-midi. Au crépuscule, quand la lumière doit s’évanouir et que l’ombre vient régner. Cela ne dure pas longtemps. C’est l’heure bleue.
- Vraiment ? C’est ainsi qu’on l’appelle ? Comme c’est curieux. Car mon unique parfum est "L’Heure bleue" de Guerlain !

Ses lèvres frémirent.
- Votre ami, là-bas, celui que vous raccompagnez... Je vous ai vus depuis mon bureau. Il est anglicissimo, n’est-ce pas ? ( Nous parlions italien et il voulait dire que Clarence était anglais jusqu’au bout des ongles). Il n’arrête pas de regarder dans notre direction.
- Si ça l’amuse...
- Je vais vous dire ce qui ne va pas avec vous, mesdames. C’est que vous ne pouvez comprendre - vous ne serez jamais capables de comprendre - que se marier à un homme, c’est récolter un mari.

Mais voici qu’au loin, même si je ne pouvais dire à quelle distance exacte, apparaissait comme un bourdon, légèrement bourdonnant, émergeant du calice d’une fleur dont les pétales étaient les rides des montagnes, les bandelettes et les zébrures de la mer : "l’omnibus de Savone".

Le chef de gare porta deux doigts à sa casquette, pour esquisser un salut. Un dernier regard rieur, à la fois sarcastique et tendre.
- Les maris..., dit-il en s’approchant du bord du quai.

Extrait de L’Heure bleue, l’une des nouvelles d’Irrésistiblement, Paris, 2005


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