Guillaume Villeneuve, traducteur
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Anima naturaliter christiana

jeudi 18 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


En dépit des circonstances déplorables, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la sauvage et noire beauté de ces contrées - les levers de soleil orageux et les placides étendues vespérales. L’un des gardes, un très jeune soldat, par sa simple gentillesse, réussissait quelquefois à le faire parler, non sans qu’il s’émerveillât du ravissement à demi conscient, poétique de l’adolescent, au cours des aventures de leur voyage. Parfois, toute la compagnie s’étendait pour se reposer au bord de la route, à peine protégée de l’orage ; au sein de sa profonde fatigue spirituelle, sa vieille aspiration au sommeil inopportun l’envahissait - dormir n’importe où, dans n’importe quelles conditions, c’était là quelque chose contre quoi on aurait volontiers échangé le reste de ses jours.

Ce dut être environ la cinquième nuit, d’après ses calculs, que les soldats, estimant qu’il allait mourir, l’abandonnèrent finalement, incapable d’avancer davantage, aux soins de campagnards qui, dans la mesure de leurs forces, le soignèrent avec une vraie bonté. Il reprit conscience après une attaque sévère de fièvre, seul sur une couche grossière, dans une sorte de hutte. L’endroit paraissait reculé, mystérieux, tandis qu’il regardait autour de lui dans le silence ; mais si frais - situé en fait dans les hautes pâtures au milieu des montagnes - qu’il eut le sentiment qu’il récupérerait pourvu qu’il pût séjourner au calme assez longtemps. Même pendant ces nuits de délire, il avait eu plaisir à sentir le foin fraîchement coupé, avec la vague impression fugitive de reposer au large dans sa vieille demeure. Le soleil brillait clair devant la porte ouverte ; les bruits des animaux l’atteignaient doucement depuis les herbages des alentours. Se souvenant confusément de la hâte éprouvante du récent périple, il redoutait, à mesure que lui revenait la conscience de toute la situation, le retour des gardes. Mais un calme absolu perdurait. Il était libre, en fait, n’eût été son handicap physique. Et, sans doute, il ressentait une sincère volonté de vivre en cet instant, au fond de lui. Il n’avait pas cessé d’en aller ainsi, obscurément, même au sein des imaginations débridées du délire, depuis le moment qui avait suivi la décision prise contre lui, en faveur de Cornélius.

Un peu après, il perçut les allées et venues des maîtres de maison, vaquant à leurs affaires auprès de lui : et l’on eût dit que l’approche de la mort mettait en relief toute l’énergie des simples sentiments humains. La mort recèle certainement un je-ne-sais-quoi qui incite les êtres indifférents à oublier les morts : à les reléguer - ces étrangers - définitivement hors de leurs pensées, dès que possible. Tout au contraire, dans la profonde solitude spirituelle qui s’insinuait désormais en lui, les visages de ces êtres, à peine visibles, acquéraient une étrange emprise sur ses affections ; le lien de la fraternité universelle, le sentiment de parenté s’affirmant d’autant plus fort qu’il était sur le point d’être coupé à jamais. À la nuit, il s’apercevait que tel ou tel visage s’imprimait profondément dans son imagination ; et, d’une manière chaotique, son esprit les accompagnait sur la route de leur vie simple, banale, quotidienne, avec un désir particulier de la partager, leur enviant le calme et solide enthousiasme des jours qui leur restaient encore sous le soleil, quoiqu’ils y fussent indifférents, bien sûr ! - comme si ces gens grossiers se trouvaient soudain élevés à quelque sommet de bonne fortune terrestre, laquelle devait nécessairement les séparer de lui.

Tristem neminem fecit [1], se répétait-il ; sa vieille prière prenait presque la forme de son épitaphe. Oui ! le plus inflexible juge devrait au moins le lui concéder. Et le sentiment de satisfaction que suscitait cette pensée lui inspirait un effort conscient de récollection, couché ici, incapable de lever ne fût-ce que la tête, comme il le mesura en s’efforçant d’atteindre un pichet d’eau à son chevet. La révélation, la vision, la découverte d’une vision, l’observation d’une humanité parfaite, dans un monde parfait - à travers toutes les variations de sa pensée, mû par quelque instinct prédominant, déterminé par les nécessités originales de sa propre nature et de son caractère -, il les avait toujours mises au-dessus de l’avoir ou même du faire quoi que ce soit. Car semblable vision, reçue comme il convenait, était en réalité un être quelque chose et, en tant que tel, certainement un sacrifice ou une offrande agréable aux dieux, quels qu’ils fussent, qui pouvaient le regarder. Et comme la vision avait été bonne ! - un long déploiement de beauté et d’énergie dans les choses, au terme duquel il pouvait murmurer avec gratitude son Vixi [2] ! Même en cet instant, juste avant que ses yeux se ferment à jamais, les objets qu’ils avaient vus paraissaient être leur véritable possession ; les personnes, les lieux, par-dessus tout l’image émouvante de Jésus, appréhendée obscurément dans ces visages expressifs, les cris des enfants, dans ce drame mystérieux, avec un sentiment soudain de paix et de satisfaction, à présent, qu’il ne pouvait s’expliquer. Assurément, il avait prospéré dans sa vie ! Et une fois de plus, comme naguère, le sentiment de reconnaissance semblait s’accompagner de celui d’une présence à ses côtés.

Marius l’épicurien, Paris, 1993, pp. 358-60

Notes

[1Il n’a rendu personne malheureux.

[2« J’ai vécu ! » - une allusion, peut-être, au vers de Virgile, Énéide, IV, 653 : Vixi et quem dederat cursum Fortuna peregi.


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