Guillaume Villeneuve, traducteur
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Lettre à un jeune poète (Virginia Woolf)

jeudi 6 mars 2008, par Guillaume Villeneuve

La poésie a-t-elle un sens ?


La Lettre à un jeune poète fut écrite à la fin de 1931 et publiée le 7 juillet 1932. Virginia Woolf, stimulée par les discussions consacrées à la poésie qu’elle avait eues avec John Lehmann, l’adressa à ce dernier. Lehmann n’était pas que jeune poète et frère de l’assez fameuse Rosamund - elle-même romancière - il était aussi collaborateur de la Hogarth Press, la maison d’édition de Leonard et Virginia Woolf, et d’ailleurs publié par eux.

Quels sont les rapports de la prose et de la poésie ? Un prosateur peut-il élucider les motivations d’un poète ? Quel est l’avenir de la poésie anglaise dans les années trente ? Y a-t-il un moyen terme poétique entre le réalisme et la beauté ? La poésie a-t-elle un sens ? Enfin, peut-on traiter un sujet aussi sérieux en quelques pages et quatre mille mots ? Telles sont les questions principales abordées par Virginia Woolf dans sa lettre.

Il faut rappeler ici que, tout comme le destinataire d’une autre Lettre à un jeune poète, peut-être plus connue car d’un « poète » reconnu, Rilke, John Lehmann devait mener une carrière de poète assez discrète. Ses Collected Poems 1930-1963 parurent en 1963, mais il restera surtout dans les mémoires comme rédacteur en chef de New Writing et du London Magazine. Il est aussi l’auteur d’une belle autobiographie en trois volumes et de biographies, notamment des Sitwell et du célèbre poète Rupert Brooke, mort aux Dardanelles en 1915 [1].

L’anglais, Virginia Woolf, s’attarde sur ce point, est une langue éminemment poétique, au contraire du français : « La France n’est pas poète ; elle éprouve même une horreur congéniale de la poésie. Parmi les écrivains qui se servent du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont les plus prosaïques », écrivait déjà Baudelaire [2]. Cet état de fait complique d’autant la compréhension de la thématique woolfienne et son importance outre-Manche. Ses remarques sur les contraintes métriques et la pauvreté des moyens consentis aux poètes sont peut-être encore plus justifiées s’agissant du français poétique. (L’anglais ne dispose pas seulement d’accents toniques plus marqués que le français, mais aussi de syllabes longues et brèves, à l’image du latin et du grec. D’où l’intérêt porté au rythme par la grande romancière, rythme et scansion infiniment moins présents en français.)

Toute sa vie, en effet, dès ses premiers essais journalistiques, Virginia Woolf est apparue jalouse des ressources de la poésie anglaise, de l’apanage immortel que lui a laissé Shakespeare dont peu de pays ont l’équivalent. On voit du reste que le génial dramaturge lui sert d’étalon dans son analyse des quatre extraits de poèmes qu’elle cite, lui sert de guide pour définir le développement possible, tant générique qu’individuel, des jeunes poètes des années trente. Incapable, dit-elle, de maîtriser l’iambe et le dactyle, la romancière avait bien conscience d’écrire de la poésie en prose, soulevée qu’elle était par des vagues d’inspiration qui finirent par la drosser sur l’écueil du suicide ; elle avait bien conscience de demander au roman ce qu’il ne pouvait donner au point d’en briser le cadre, comme un Beethoven la forme sonate : lors de la rédaction de La Promenade au phare, elle écrivit : « Je crois que je vais inventer un nouveau terme pour mes livres qui remplacera celui de "roman" [...]. Élégie ? [3] » Ainsi donc la division établie par la forme des textes est-elle arbitraire, en réalité - et s’agissant de Virginia Woolf, ses traducteurs ne l’ignorent pas... Poète en prose de grande envergure, Virginia Woolf reproche aux poètes modernes d’« avoir toutes les vertus et aucun don [4] » ; elle leur reproche leur solipsisme et une empathie insuffisante avec le monde et la réalité dans ce qu’elle a de vil. Il ne suffit pas d’« avaler » Mme Gape, symbole des classes populaires et de la misère humaine, il faut surtout l’« assimiler [5] ». Et revenant sur le sujet dans une lettre d’exégèse de sa propre lettre à John Lehmann, adressée au même, elle reproche à ses pairs de ne « pas croire suffisamment à Mme Gape, de ne pas s’enfoncer assez profond et de se réveiller au milieu » ; de ne pas « atteindre l’état automatique inconscient : d’où l’effet spasmodique, chaotique, gêné, de leur langue réaliste [6] ». T. S. Eliot, au contraire, (mais il est né en 1888) « réussit à cause de sa violence et parce qu’il attaque une partie minuscule de son imagination [7] ». Et notre prosatrice d’avouer qu’elle s’efforce depuis toujours d’acclimater la poésie dans la prose : comment lui trouverait-elle encore un sens et de la beauté si elle a réussi dans son entreprise ?

Elle invite cependant son jeune poète à reprendre Shakespeare, prototype du dramaturge, prototype du poète et aussi biographe idéal, le premier interprète d’autrui. Peut-on dire, plus de soixante ans après, aujourd’hui qu’ils sont morts, qu’elle fut écoutée par l’un des quatre poètes critiqués ? Le premier, Auden, restera sans doute le plus grand des quatre et l’un des plus importants du siècle ; et l’on pourrait soutenir que le poème analysé ici compte au nombre de ses plus beaux, serti dans sa période la plus féconde, donnant raison en quelque sorte à celle qui prédisait : « Mais je me trompe complètement en matière de poésie, comme tous les prosateurs [8] » et regrettait sa lettre qui la laissait très mécontente : « J’aimerais la récrire [...], c’est une mauvaise forme critique [que la lettre] car elle prédispose à la malice et à l’enjouement [9]. »

Texte donné en postface à ma traduction de la Lettre à un jeune poète, Mille et Une Nuits, Paris, 1998

Notes

[1Rupert Brooke, Dans la poussière des Dieux, Paris, 1991, belle édition bilingue de P. Hersant

[2Charles Baudelaire, L’Art romantique (étude consacrée à Théophile Gautier) Garnier, 1962, p. 683

[3Journal d’un écrivain, 27 juin 1925 (traduction de Germaine Beaumont).

[4Lettre du 22 février 1932 à William Plomer (relative à la Lettre à un jeune poète), Virginia Woolf, Collected Letters, vol. V.

[5Lettre à John Lehmann du 31 juillet 1932, op. cit.

[6ibid.

[7ibid.

[8Lettre à William Plomer, op. cit.

[9Lettre à John Lehmann, op. cit.


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