Si le thé changea le paysage de l’Himalaya, ce dernier changea aussi le paysage de l’Europe et de l’Amérique du nord, à tout le moins leurs jardins. En 1866, la nouvelle Royal Horticultural Society organisa les floralies internationales les plus chères de l’histoire. Malgré le froid londonien, ce fut un triomphe, fréquenté au point d’être profitable. L’exposition était notamment parrainée et organisée par l’important pépiniériste James Veitch & Sons qui avait fait fortune en décorant les jardins de l’aristocratie. Il avait financé des chasseurs de plantes tout au long de la décennie 1860, à la recherche de nouvelles espèces pour ses riches clients, en particulier en Amérique du Sud et au Japon où John Gould Veitch avait escaladé le Mont Fuji avant de rapporter la plus ample collection de conifères japonais du moment, ainsi que d’importants nouveaux érables. (Il rentra avec Robert Fortune qui avait effectué une mission similaire). On était encore à l’époque de Joseph Paxton, le grand architecte-jardinier de l’Angleterre victorienne, mort l’année précédente, celle d’immenses jardins formels décorés de massifs ruineux et compliqués de plantes ayant poussé sous serre. La philosophie de cette esthétique avait été bien définie par le Lord-maire dans son discours de 1866 : « On a pu dire que la Nature, si belle et prodigue par elle-même, n’a nul besoin que la main de l’homme la forme et la cultive ; or la Nature, sous toutes ses formes, exige d’être cultivée. »
La résistance à une extravagance aussi artificielle vint d’un jardinier irlandais, William Robinson, qui fonda « la division horticole du mouvement Arts and Crafts [1], » selon la formule de Nicola Shulman. En 1870, il publia Le Jardin sauvage qui prônait une plantation plus naturelle et la fin des massifs entièrement transplantés et leur grand besoin de main d’œuvre. La nature devait nous guider, d’où la nécessité de s’en remettre aux plantes plus adaptées au climat tempéré d’Angleterre. Il conseillait les massifs de vivaces, complétés d’arbustes, pour alléger la tâche des jardiniers ordinaires ; cela ne l’empêchait pas de trouver une utilité à telles régions du monde dont les productions pourraient convenir au climat du nord de l’Europe. D’où l’importance de l’Himalaya, dans la mesure où l’altitude agit à bien des égards comme la latitude. Contrairement aux espèces sud-américaines, les plantes de la chaîne asiatique ressemblaient bien plus « aux espèces résistantes et naturelles » chères à Robinson, comme le rhododendron, qui fleurissait magnifiquement mais résistait au gel.
Cette mode croissante des plantes résistantes et du dessin « naturel » donna une ultime heure de gloire au monde des chasseurs de plantes himalayennes désormais sur le déclin. En 1906, Joseph Hooker écrivait à un collègue pour déplorer le recul botanique en Inde, comparé à d’autres régions de l’empire britannique. Il y avait des exceptions. Inspirée par Hooker, la British Association organisa une expédition au Sikkim qui incluait le gigantesque Henry John Elwes, botaniste, lépidoptériste et ancien Scots Guard, dont la voix tonitruante s’appréciait mieux de loin. Et en 1906, l’année où Hooker déplorait l’état navrant de la botanique indienne - « Excusez ces gémissements – j’aime tant la botanique indienne et j’aimerais revoir un autre Griffith ! » - le botaniste de Kew, Isaac Henry Burkill, visita lui aussi le Sikkim. L’année suivante, il était au Népal, premier scientifique à visiter la vallée de Katmandou depuis Wallich plus de quatre-vingts ans plus tôt, où il collectionna quelque 400 espèces. Par la suite, Burkill prit part, en botaniste, à une expédition punitive dans les Abor Hills de l’Arunachar Pradesh actuel contre les Adis, ethnie tibétaine rebelle à l’immixtion britannique. C’était une région explorée par Griffith comme Hooker, ce dernier l’ayant arpentée après son expédition au Sikkim en compagnie de son ami Thomas Thomson. Mais Hooker avait raison de pointer « le contraste déplorable, à cet égard, entre Inde et Chine, d’autant que je suis certain qu’on trouvera nombre des nouvelles plantes chinoises dans l’Est himalayen. »
Durant des décennies, les botanistes arpentant l’est de l’Himalaya n’avaient pas été britanniques mais français. Le missionnaire lazariste Armand David, le Père David, est célèbre pour l’étude colossale qu’il mena sur l’histoire naturelle de la Chine. Ce travail comprit l’exploration des marches orientales de l’Himalaya dans l’ouest du Sichuan d’aujourd’hui au cours de sa deuxième expédition, commencée au printemps 1868 et qui dura plus de deux ans. Ses découvertes les plus fameuses furent le panda géant et « l’arbre à mouchoirs », dont tout le genre, baptisé Davidia en son honneur, était inconnu du savoir occidental. Quant à l’ampleur de son herbier, elle n’était pas moins impressionnante. Originaire des Pyrénées, il avait profité des leçons d’un père médecin passionné de sciences naturelles. Naturaliste hors pair, il envoya 676 spécimens de plantes du Sichuan au Muséum d’histoire naturelle de Paris parmi lesquelles le botaniste Adrien Franchet découvrit 150 nouvelles espèces : une douzaine de rhododendrons, dont le R. aureum, des primevères, violettes, cotonéasters et saules. Bien qu’affligé de « plus de fatigues, douleurs, privations et maladies qu’il ne convient de le dire », le Père David rejoignit Beijing via le plateau de Qinghai, afin de pouvoir contempler les eaux turquoise du Kokonor, le plus grand lac de Chine.
D’autres missionnaires français suivirent les traces du Père David, dont le remarquable Jean-Marie Delavay, qui avait grandi à la montagne comme son prédécesseur, mais en Haute-Savoie où il se passionna pour les fleurs alpestres. Arrivé à Canton en 1867, il donna d’abord tout le fruit de ses recherches au consul d’Angleterre Henry Hance qui partageait sa passion botanique. Au cours d’un voyage de retour au pays, il rencontra le Père David qui le persuada de collectionner plutôt pour le Muséum, Adrien Franchet et la patrie*. Ce changement de perspective galvanisa Delavay qui, revenu en Chine en 1882, se basa au nord-est du Yunnan et fut probablement le premier Européen à visiter les gorges profondes de ce qui était alors une région reculée de l’extrême-Est himalayen. Comme David, il travaillait seul, amassant une vaste collection de spécimens séchés, les plus beaux, dit Franchet, qu’on eût jamais vus, dont 4000 espèces de la flore alpine, pour l’essentiel, dont 1500 étaient inconnues. En faisait partie le coquelicot bleu Meconopsis betonicifolia décrit par Franchet. Des graines en furent cultivées aux jardins botaniques d’Édimbourg qui vivaient alors un âge d’or sous la direction d’Isaac Bayley Balfour. (On s’interroge pour savoir si cette plante et le Meconopsis baileyi sont identiques ; betonicifolia fut exposé à Londres en 1926.)
Faute du cortège de porteurs mobilisé par d’autres chasseurs de plantes pour transporter équipement et spécimens, la quantité de chaque espèce collectée par Delavay était réduite, ce qui explique qu’un petit nombre seulement de ses découvertes furent introduites avec succès en Europe. Cette tâche incomba à la génération suivante de chasseurs de plantes dans l’Est de l’Himalaya : à l’Américain d’origine néerlandaise Frank N. Meyer qui travaillait pour le ministère de l’Agriculture états-unien, nouveau venu dans le monde de l’exploration himalayenne ; à Ernest Henry Wilson qui se rendit au Yunnan pour James Veitch & Sons afin de trouver le fameux « arbre à mouchoirs », Davidia involucrata, et qui travailla plus tard pour l’Arnold Arboretum de Boston ; et à George Forrest, Écossais recruté par Bayley Balfour, le plus efficace collectionneur du Yunnan, l’une des régions du monde les plus riches en biodiversité. Forrest fut aidé en chemin par le missionnaire français Jules Dubernard, installé dans la haute vallée du Mékong depuis quarante ans, occupé à convertir d’anciens esclaves au christianisme. Lors de sa première expédition au Yunnan en 1905, Forrest assista aux séquelles d’une violente insurrection des moines tibétains contre les missionnaires chrétiens et les fonctionnaires chinois, laquelle résultait en partie de l’invasion britannique du Tibet l’année précédente. Ayant échappé aux moines rebelles, Forrest revint pour apprendre qu’on avait décapité Dubernard et qu’il était lui-même recherché.
Himalaya, Nevicata, Bruxelles, 2022, pp. 382-5.
[1] Mouvement initié par William Morris au milieu du XIXe siècle qui prônait, en tous domaines, un retour à la simplicité et à la vérité de l’artisanat et du travail manuel contre l’industrialisation galopante (NdT).